La laïcité, un impératif féministe

Table ronde débat organisé par Europe Ecologie – les Verts

Si on s’interroge sur l’actualité de la laïcité et sur la « redéfinition du pacte social », considérer que la question des femmes est au cœur de l’organisation de la vie sociale, parce qu’elle pose celle de la distinction du privé et du public, et de la confrontation entre des normes religieuses et laïques dans des sociétés multiculturelles.

Sans caricaturer les modèles, il y a deux façons de penser le « vivre ensemble » : Le modèle américain : Libéralisme et communautarisme et le modèle français : République et laïcité.

Le modèle français est en crise parce que la République n’a pas tenu ses promesses d’égalité, c’est une évidence. Qu’il masque les réalités d’exclusion et de discrimination derrière le principe et qu’il empêche de recourir aux moyens efficaces de mesurer les inégalités et de les combattre, j’en suis bien d’accord.

Mais pour changer cela, je suis persuadée que c’est en s’appuyant sur le principe et en le confrontant aux réalités qu’on peut avancer. Même si c’est un travail de Sisyphe, même si la République est un idéal qui ne sera pas atteint, elle n’est pas « à jeter[1] »

 

C’est toute l’histoire du féminisme français, depuis 1789, qui n’a réussi à faire progresser la situation des femmes qu’en s’appuyant sur les grands principes qui les excluaient. Les femmes ont été exclues des « Droits de l’homme et du citoyen », au prétexte d’une « différence des sexes » renvoyée à la nature qui les empêchait d’être des « individus abstraits ». La République les a exclues du suffrage prétendu « universel ». Et si la laïcité ne les a pas oubliées, ce n’est pas que l’= entre les sexes ait fait partie des priorités politiques [2] C’est que la possession des femmes était un enjeu, comme elle l’est aujourd’hui : Jules Ferry « Celui qui tient la femme tient tout ! C’est pour cela que l’Eglise veut retenir la femme et c’est aussi pour cela qu’il faut que la république la lui enlève, sous peine de mort ».

Les féministes en France se sont toujours appuyées sur ces principes pour contester l’exclusion des femmes. Et elles ont fini par gagner parce que c’était d’une logique imparable ; on ne peut pas parler de Droits de l’homme sans droits des femmes[3], pas de suffrage « universel » sans celui des femmes. On ne peut pas mettre en œuvre la laïcité sans ouvrir la voie de l’émancipation des femmes.

 

(Remarquer que argumentaire propre au féminisme français, il est différent par exemple aux Etats-Unis, où le féminisme, né dans le combat pour l’abolition de l’esclavage fait plus référence à l’égale dignité des sexes dans la religion).

 

Lien entre féminisme et laïcité.

Division traditionnelle dans l’histoire de France : Deux camps. Fin XIX°, début XX° siècle République et laïcité d’un côté, de l’autre Eglise catholique et contre-Révolution[4]). Les féministes sont clairement du côté de la République et ont considéré la laïcité comme le cadre indispensable de l’émancipation des femmes.

Pour les plus radicales, la religion est perçue en soi comme ennemie de la liberté des femmes. Les « modérées » rejettent l’emprise de la religion sur la société. (Seule exception : les « féministes catholiques » autour de  Marie Maugeret, qui a été rejetée par les féministes quand elle s’est engagée dans le combat antidreyfusard et antisémite).

On trouve des féministes dans tous les réseaux politiques républicains, où elles tentent de faire passer leurs idées (Ligue des Droits de l’Homme, chez les franc-maçons, libre pensée Partis radical, socialiste et communiste, chez les anarchistes et les néo-malthusiens)

Il y a une opposition irréductible entre le féminisme et l’Eglise catholique (mais c’est vrai aussi des autres religions). C’est que la féminité (ou la différence des sexes) est considérée comme intangible, immuable. L’assignation à la maternité, la division sexuelle des rôles (nommée complémentarité), la sujétion de la femme au mari ont un statut de volonté divine.[5]

Le féminisme c’est la revendication et la conquête progressive d’un statut d’individu qui peut choisir sa vie.

 

L’émancipation des femmes est intimement liée aux conquêtes laïques.

-L’école : l’école publique, gratuite, laïque et obligatoire a été étendue aux filles (Loi Camille Sée 1880, Enseignement secondaire féminin reste dans la conception de l’époque du rôle de la femme, pas de visée professionnelle, pour arracher les femmes à l’emprise de l’Eglise[6]), mais point de départ de la conquête de l’autonomie.

-le divorce (Loi Naquet 1884[7]). Grande loi laïque (malgré les restrictions et les inégalités qui subsistent). Le mariage n’est plus un sacrement, indissoluble, (ce que Dieu a béni, l’homme ne peut le défaire), mais un contrat entre deux individus. Si la femme peut demander le divorce, c’est bien qu’elle est un individu, qui s’appartient.

Le féminisme des années 1970 a continué le même combat, avec les enjeux qui étaient ceux de l’époque et qui le sont d’ailleurs restés puisqu’il n’y a pas de croisade plus importante pour le pape et ses réseaux que contre la liberté de l’avortement. (On peut y ajouter aujourd’hui le préservatif et l’homosexualité).

Nous avons eu la chance, en France, dans les années 70 de trouver des alliés dans notre lutte pour la libre disposition de notre corps :

des médecins, les partis de gauche, des démocrates, des libéraux, des modernistes

parce que notre combat s’inscrivait dans les conflits traditionnels entre les « deux France » : défense de la laïcité contre l’influence de la religion.

 

Etapes dans le processus d’individuation :

L’accession au divorce, à l’éducation, au travail et à la libre disposition de son salaire, au droit de vote, etc… puis maîtrise de la procréation, un pas particulièrement important puisque c’est la possibilité de choisir sa vie concrètement, et symboliquement c’est la possibilité d’exister en dehors d’une fonction assignée.

 

Quelle laïcité aujourd’hui

La laïcité tout au long de l’histoire, a été tiraillée entre deux conceptions. Une conception « libérale » : la religion est une affaire de droit privé (dont l’Etat n’a pas à se mêler) et la laïcité est essentiellement la neutralité de l’Etat (c’est cette conception que l’Eglise catholique a fini par accepter). Et une conception pour laquelle la laïcité est un principe d’organisation sociale alternatif, qui oppose une morale rationnelle et la liberté de conscience individuelle au dogme religieux.

L’opposition qu’on retrouve aujourd’hui à l’extrême gauche et chez les féministes a un autre contexte et d’autres protagonistes. D’un côté il y a les tenants d’une « laïcité ouverte » qui considèrent  par exemple (je cite Alain Gresh) que ce n’est pas « quelques dizaines de filles portant un foulard dans les établissements qui menacent le pacte ? [8]» Ce qui menace la République, c’est beaucoup plus « les inégalités, les discriminations, les ghettos, le chômage, toutes ces friches exclues des « réformes » ?

De l’autre côté il y a et ceux, et surtout celles, qui s’inquiètent d’un retour en force des religions (toutes les religions[9]) dans la vie sociale. Et particulièrement de l’une d’entre elles, qui cherche à être vue dans l’espace public et laïc par excellence qu’est l’école, en posant sur les filles un signe de différenciation et d’infériorité.

La loi interdisant les signes religieux ostensibles à l’école, au nom de la laïcité (revendiquée par les un-e-s, elle est considérée par les autres comme « une loi inique[10] et raciste ») Cette ligne de fracture s’est développée sur tout un ensemble de questions  à tel point qu’il est devenu difficile d’avoir une position nuancée : les relations entre les garçons et les filles dans les quartiers, l’invitation de Tarik Ramadan au FSE à Saint Denis, le FSE à Londres, le manifeste des « Indigènes de la République », l’analyse de la révolte des quartiers.

Ce qui est acceptable pour les uns, parce que secondaire par rapport à la question sociale, est intolérable pour les autres. Les accuser de racisme parce qu’elles en appellent à la laïcité et refusent de sacrifier les femmes sur l’autel de la question sociale, c’est de l’intimidation. On a connu cela à toutes les époques, les féministes ont toujours été accusées de diviser le combat ou la classe ouvrière. Aujourd’hui il y a une nouvelle idéologie politique pour laquelle le clivage principal est celui entre « impérialisme » et « anti-impérialisme » et qui admet des pratiques sexistes au nom du « relativisme culturel ». En tant que féministe, et tout en participant aux autres combats, je pense qu’on ne doit jamais subordonner la question des femmes.

Répondre à A.Gresh qui cite Jaurès « la République française doit être laïque et sociale. Elle restera laïque parce qu’elle aura su rester sociale »  Aussi elle restera sociale parce qu’elle aura su rester laïque.

Que faire face à « une génération qui a pris acte de l’échec de la revendication d’égalité et qui a pris le parti de revendiquer sa différence » ? (je cite Christine Delphy) qui pense qu’il ne sert à rien de « leur parler de laïcité et de république, alors que pour eux la république est une menteuse[11] ». Mais il y a aussi toute une génération de jeunes femmes, issues de l’immigration, pour lesquelles la République et la laïcité ne sont pas un mensonge, mais un espoir et qui s’appuient dessus face à une conception traditionnelle du rôle des femmes (religieuse ou non), où leur  individualité et leur liberté sont niées.

C’est celles-là que je veux soutenir. Je pense au mouvement Ni putes, ni soumises, avec leur trilogie républicaine : Egalité, Mixité, Laïcité[12] ; mais à bien d’autres comme les associations regroupées dans le réseau « Agir avec elles », qui croient « à la République et à ses valeurs constitutives, à la laïcité garante de l’égalité entre Hommes et femmes et du respect de chacun et dont la devise est « Dénoncer c’est bien, agir c’est mieux ».

[1] Alain Lecourieux et Christophe Ramaux –ATTAC), « République inachevée ou à jeter », Libé, 15 nov 2005.

[2] Appel « féministes pour l’égalité » ironise « pour nombre d’hommes politiques l’égalité entre les sexes est une priorité –tiens ! »

[3] Cf Condorcet ou Olympe de Gouges.

[4] « Seule la laïcité a séparé durablement deux France, chacune avec sa conception du monde, ses institutions, ses réseaux d’influence, se reconnaissant comme telles. L’affrontement entre un catholicisme intransigeant et une laïcité conquérante a évidemment perdu de son intensité et une bonne part historique de sa raison d’être »A.Bergounioux, « La laïcité valeur de la République », Pouvoirs, 75, 1995

[5] Jacques .Maître, « Genre, pouvoir et catholicisme », in C.Bard, C.Baudelot, J.Mossuz-Lavau, Quand les femmes s’en mêlent.

[6] Françoise Mayeur, « Recherches historiques sur l’enseignement féminin », in Ephésia, La place des femmes, Les enjeux de l’identité et de l’= au regard des sciences sociales, La Découverte, 1995

[7] Francis Ronsin, Les divorciaires Affrontements politiques et conceptions du mariage dans la France du XIX° siècle, Aubier, col. Historique, 1992. Au Sénat, Freppel, évêque d’Angers dénonce cette « campagne antifrançaise, anticatholique (…) ils se sont appuyés sur une poignée d’israélites(…) il me reste assez d’honneur français et de fierté chrétienne pour ne pas abaisser en ce qui me concerne, devant les israélites les barrières de la civilisation chrétienne (p.269).

[8] Alain Gresh, Aux origines des controverses sur la laïcité », Monde diplo, août 2003). « Face à ces diversions, il est bon de rappeler qu Jaurès avait raison : la République française doit être laïque et sociale. Elle restera laïque parce qu’elle aura su rester sociale… »

[9] Caroline Fourest et Fiametta Venner, Tirs croisés, la laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Calmann-Levy, 2003.

[10] Collectif Une école pour tous-tes Contre les lois d’exclusion.

[11] Christine Delphy  Liste études féministes.

[12] Ni Putes, ni soumises, Université sept-oct 2005.