Ma vie – un bilan

Cérémonie, en présence de la ministre Najat VALLAUD-BELKACEM, de remise de décorations à l’occasion de la journée internationale des Droits des Femmes, au Ministère de l’Éducation nationale, le mardi 8 mars 2016 – © Philippe DEVERNAY

L’ANEF fête la Légion d’honneur de Françoise Picq, le 26 mai 2016

Cette cérémonie, d’autant plus libre qu’elle n’est pas la cérémonie officielle de remise de la médaille, est l’occasion d’un bilan de ma vie, intellectuelle et militante, mais de ma vie toute entière parce que je ne distingue pas.

Je voudrais d’abord remercier Michelle Perrot pour ses compliments, Sylvie Cromer et Erika Flahault et toute l’équipe de l’ANEF qui a rendu possible cette rencontre.

Mon père disait « tout choix est un renoncement ».

Etre une femme de ma génération, c’était la possibilité de ne pas choisir, comme nos mères entre famille et travail, ne pas dépendre d’un homme, ne pas sacrifier quoi que ce soit « pour les enfants » et le leur faire payer toute leur vie.

J’ai rencontré le mouvement de libération des femmes à l’âge où on construit son projet de vie. Cela tombait bien.

Le MLF, je l’ai souvent dit, a été une quête d’identité collective : qui suis-je ? « qu’est-ce qu’une femme ? c’était aussi l’interrogation de départ de Simone de Beauvoir.

Mais nous avions la chance de nous la poser collectivement, dans l’après Mai 68, en prolongement du projet révolutionnaire de « Changer la vie ».

C’est ce contexte d’utopie révolutionnaire et de mise en commun de l’interrogation qui a permis que nous ne soyons pas obligées de choisir comme Simone de Beauvoir entre « être une femme » et « être un être humain ». Nous n’avions pas besoin comme elle de nous « identifier aux hommes » pour tracer notre chemin « Vers la libération ».

Même si chacune pouvait tirer plus d’un côté ou de l’autre, le mouvement de libération des femmes à ses débuts tenait les deux bouts, comme l’exprime si bien le mot d’ordre de Christiane Rochefort, sur une banderole du 26 août 1970 : « Un homme sur deux est une femme ».

J’ai fait corps avec le mouvement de libération des femmes, dans ce projet politique

Dans un deuxième temps je suis devenue historienne du féminisme

Et mes rapports avec le mouvement féministe ont changé. Comme a dit Françoise Basch j’ai posé sur ce mouvement « un regard un peu distant ».

En fait je tenais les deux bouts de l’analyse subjective, et de la vérification sociologique de mes intuitions. Le GEF (Groupe d’études féministes, Université Paris 7) a été, pour moi, la transition entre le mouvement des femmes et les études féministes.  J’ai écrit : «Les études féministes sont le fruit de la rencontre, de la confrontation et finalement du compromis entre les exigences féministes et les exigences scientifiques [i]». Des compromis j’en ai fait, mais je n’ai pas choisi, et je n’ai pas renoncé.

L’étape suivante, c’est l’institutionnalisation des études féministes.

Le colloque de Toulouse. Mon projet dans ce colloque : organiser le milieu de la recherche pour qu’il puisse peser sur les décisions.

Cela a été difficile à Toulouse, où régnait encore le climat spontanéiste et antiélitiste du MLF, à quoi s’ajoutait la résistance occitane.

Tandis que la plupart des organisatrices du Colloque constituaient le Conseil scientifique de l’ATP[ii], je choisissais de m’investir dans la structuration du milieu de la recherche féministe : Cela a été d’abord l’APEF (association pour la promotion des études féministes, Région Paris Ile de France), dont Hélène Rouch a été la première présidente (pour déposer les statuts), j’en ai été la première présidente élue, puis Michèle Ferrand.

Vers 1989 un conflit s’est développé avec l’équipe du bulletin, qui prétendait s’autonomiser de l’association et même se situer en surplomb (le bulletin de l’APEF était aussi celui de l’association lyonnaise AFFRA). En même temps les associations régionales avaient pu mesurer leur impuissance et la nécessité de se coordonner au niveau national. Encouragées par une recommandation du Parlement européen, nous avons décidé de constituer une association nationale. J’ai d’abord choisi de ne pas prendre de responsabilités dans l’ANEF, étant donné les conflits préalables. Mais j’y suis vite revenue, d’abord pour être déléguée au niveau européen (Le Service des droits des femmes ayant demandé à l’ANEF de prendre en charge cette responsabilité, j’ai été la représentante pour la France du réseau européen ENWS/REEF, European Network Women Studies / Réseau Européen Etudes Féministes).

L’ANEF c’est ma vie, c’est mon prolongement, mon centre de gravité, la seule de mes activités où je ne me sente pas en décalage.

Carrière universitaire

J’ai été assistance puis Maître de Conférences à Dauphine, pendant quarante ans ; mais je ne pouvais guère y enseigner sur mes thèmes de recherche. Je me suis pourtant investie dans cette Université puisque j’ai été vice-présidente pendant 7 ans et Chargée de mission à l’égalité des chances entre les femmes et les hommes quand l’occasion s’est présentée. Alors j’ai réussi à lancer quelques pistes, dans un climat très difficile[iii]. La limite a été évidente quand la Commission de Spécialistes a choisi celui qui allait me succéder en prenant soin que celui-ci ne prolonge en rien ce que j’avais initié.

J’ai donc fait toute ma carrière universitaire dans la même université. Je n’ai pas réussi à être nommée prof à la voie longue, ni à être recrutée dans une autre université où mes compétences auraient été mieux employées. J’y étais quand même assez bien parce qu’on y jouissait d’une grande liberté pédagogique, que j’y ai eu de très bonnes relations avec des collègues, tout un environnement amical et syndical. N’empêche qu’aujourd’hui Dauphine n’est pas représentée dans cette assemblée (les seuls collègues avec lesquels je suis restée en relations n’ont pas pu être là). Et puis Dauphine m’a apporté énormément puisque j’y ai rencontré l’homme de ma vie.

Ne pas choisir et ne pas renoncer, c’était aussi réussir ma vie privée, c’est-à-dire construire un nouveau mode de relations de couple, un nouveau modèle familial : Ce que j’ai analysé des transformations du modèle familial et sexuel initié par le mouvement féministe des années 70 et des changements qui ont suivi dans la société.

Pour l’essentiel j’ai réussi. C’est-à-dire que j’ai vécu plus de 40 ans d’amour, sans renoncer ni à une vie en couple ni à mon autonomie. Nous avons su être libres ensemble, nous avons été parents sans cesser d’être amants et nous sommes devenus vieux sans être adultes.

Aujourd’hui bien sûr cet équilibre est rompu, et c’est pour cela que maintenant je boite.

Réussir ma vie privée c’était aussi transmettre l’essentiel à mes filles, les accompagner sans les entraver, les suivre dans leurs choix de vie même s’ils différent des miens. Je n’aurais peut-être pas été capable d’élever des garçons, mais je pense être une bonne grand-mère pour mes petits fils, autant que pour ma petite fille.

C’est peut-être parce que j’étais très isolée dans mon université que l’ANEF a été aussi importante pour moi. Je m’y suis investie totalement, pendant des décennies, comme présidente ou vice-présidente le plus souvent, mais aussi comme simple membre du CA à certains moments.

L’objectif de l’ANEF c’est l’institutionnalisation des études féministes, et sa fonction a changé au fil des décennies.

D’abord groupe de pression, elle agissait pour le développement des études féministes, revendiquait la création de postes fléchés. L’ANEF était le seul regroupement d’études féministes en France. Comme groupe de pression elle a obtenu un certain nombre de succès (notamment avec la création de deux postes de MCF en 1991)

Ensuite, au tournant du siècle le champ s’est développé et organisé (à partir de 1995 le MAGE, les revues CLIO, TGS, les associations disciplinaires, le RING….[iv]

D’autre part, ont été créées les missions pour l’égalité à la Direction de l’Enseignement Supérieur du Ministère de l’Education nationale et au Ministère de la Recherche, la mission pour la place des femmes au CNRS… Et l’ANEF s’est imposée comme experte dans le champ des études féministes (RG1, RG2, Livre Blanc, Vadémécum) dans ses rapports avec les institutions. L’ANEF est devenue une espèce d’institution.

C’est vrai que j’aurais beaucoup de mal à imaginer quitter l’ANEF, passer à autre chose parce que je peux m’y épanouir, y agir collectivement. Bien sûr au fil des ans il y a eu du renouvellement à l’ANEF, l’ouverture aux jeunes générations n’a pas toujours été facile, mais on a finalement réussi à trouver un équilibre.

En ce qui concerne le positionnement politique de l’ANEF nous nous reconnaissons dans l’analyse du Triangle de velours d’Alison Woodward

C’est ce que nous avons voulu exprimer dans cette rencontre. L’ANEF y a invité de nombreuses chercheuses féministes de différentes générations, qu’elle aurait aimé compter parmi ses membres (ou espère encore le faire) ; mais aussi ses partenaires institutionnelles, responsables des missions égalité du ministère de l’enseignement supérieur (Armelle Lebras Chopard, Agnès Netter), du CNRS (Anne Pépin), du SDFE (Emmanuelle Latour, Stéphanie Seydoux), et puis au niveau régional l’Institut Emilie du Chatelet et le Centre Hubertine Auclert (Clémence Pajot et Julie Muret). L’Agence Universitaire de la Francophonie aurait dû être représentée, mais Dragana Drincourt a eu un empêchement de dernière minute.

et pour le troisième côté du triangle nos partenaires associatives. Puisque nous avons eu la chance de voir resurgir une nouvelle génération de militantes féministes. Ce qui m’a donné une nouvelle jeunesse, et un nouvel objet d’études.

En fêtant les 40 ans du MLF en 2010 (avec toutes mes amies d’alors qui le sont restées et dont beaucoup sont là aujourd’hui) nous avons ranimé la flamme (celle de l’Arc de Triomphe) et fait la jonction avec cette nouvelle génération avec les rencontres féministes d’été (de 2011, 2012 et 2013). Nous avons constitué « Féministes en mouvement », un collectif informel, qui mobilise des associations féministes de plusieurs générations autour de projets (parmi lesquelles, en plus des rencontres féministes, il y a eu pendant la campagne des présidentielles, l’interpellation des candidats (avec le résultat d’avoir un ministère des droits des femmes, qui a fait avancer grandement la cause), la célébration des 40 ans de la Loi Veil. Il y a eu aussi (en marge des FEM) la campagne des Européennes avec les listes « Féministes pour une Europe solidaire ».

Pour moi les FEM c’est le bonheur du lien récréé entre les générations féministes d’une part et aussi le lien retrouvé entre recherche et engagement militant, comme un retour aux origines des études féministes.

Projets pour l’avenir :

Comme Erika Flahault l’a exposé, l’ANEF travaille à la construction d’un réseau de la recherche féministe dans la francophonie. Et avec d’autres à l’organisation du 8° Congrès international de la recherche féministe dans la francophonie (qui aura lieu à l’Université Paris 10 Nanterre fin août 2018)

De façon plus personnelle, comme un retour sur mes analyses et réflexions de toute une vie, je suis en train de réaliser, avec l’aide de Marie, ici présente, un site personnel. J’aurais aimé pouvoir en présenter une ébauche, mais tout est toujours beaucoup plus long que prévu[v].

[i] Voir F.Picq, « Du mouvement des femmes aux études féministes », in Vingt-cinq ans d’études féministes, l’expérience Jussieu .Publications universitaires Denis-Diderot, 2001

[ii] Voir dans le même ouvrage, Liliane Kandel, « un tournant institutionnel : le colloque de Toulouse » ; Hélène Rouch, « Recherches sur les femmes et recherches féministes », l’Action Thématique Programmée du CNRS »

[iii] Voir F.Picq, « Le triangle de velours et le pouvoir universitaire : une expérience »

[iv] Voir ANEF, Le genre dans l’enseignement supérieur et la recherche : Livre Blanc, La dispute, 2014

[v] Le site francoisepicq.fr est en ligne.