MLF : 1970, année zéro

Article publié dans le numéro 46 de ProChoix.

ProChoix n°46Elles étaient dix ce 26 août 1970 à déposer une gerbe à «la femme du Soldat inconnu», plus inconnue encore que le célèbre soldat sous l’Arc de triomphe. C’est ce jour-là, que les journalistes, copiant le «Women’s Lib» américain, ont parlé pour la première fois en France d’un mouvement qu’ils ont baptisé Mouvement de libération de la femme. Le singulier «la femme» a été réfuté, le mouvement de libération des femmes est alors devenu le MLF. Héritier rebelle de mai 1968, c’est un mouvement d’un type radicalement nouveau, qui s’inventait dans la rencontre des femmes sans prétendre les représenter et refusait d’être représenté par quiconque. Nulle ne devait s’approprier le nom collectif. Les tracts étaient signés «quelques militantes» ou «des militantes du MLF» ; les articles de prénoms ou de pseudonymes.

D’où la surprise à l’annonce d’un «anniversaire» qui daterait la fondation du MLF de 1968. Le mouvement des femmes existait déjà aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, dans les pays du nord de l’Europe… Il fallait bien qu’il arrive en France, sur un terrain fertilisé par mai 1968. Si on considère généralement 1970 comme l’année initiale, c’est que la première publication collective, un numéro spécial de Partisans (mai) titrait – en toute innocence historique – «Libération des femmes, année zéro». C’est aussi que l’année 1970 fut riche en événements et manifestations.

L’apparition publique a certes été précédée de l’existence de groupes précurseurs. Mais aucun ne peut prétendre avoir «fondé» seul le MLF ; même si leur rencontre a été déterminante. FMA (Féminin, Masculin, Avenir) a été créé en 1967 par Anne Zélensky et Jacqueline Feldman. Il a organisé le seul meeting sur les femmes dans la Sorbonne occupée (1). Un autre groupe s’est constitué au lendemain de mai 1968, autour d’Antoinette Fouque et de Monique Wittig. Quatre participantes de ce groupe ont publié dans l’Idiot international «Combat pour la libération de la femme». Les deux groupes originaires ont fusionné dans une dynamique nouvelle. Le fleuve MLF s’est mis en marche et les ruisseaux ont afflué. En août le groupe femmes de VLR (Vive la révolution) et d’autres militantes d’extrême gauche l’ont rejoint. L’année 1970 a été jalonnée de manifestations qui ont donné au mouvement son style si particulier. En mai la première réunion féministe non mixte avait ouvert une polémique à l’université de Vincennes. En août c’est le dépôt de la gerbe de fleurs à l’Arc de triomphe. En octobre quarante femmes s’enchaînent devant la prison de la Petite Roquette. Et la perturbation des états généraux de Elle.

A partir de l’automne, le MLF tient AG (assemblée générale) tous les quinze jours aux Beaux-Arts dans une joyeuse cacophonie qui débouche sur les initiatives les plus diverses. En avril 1971, le Nouvel Observateurpublie le manifeste des 343, où des femmes – dont certaines célèbres – déclarent s’être fait avorter. C’est le coup d’envoi de la campagne «avortement» qui allait aboutir, après une extraordinaire mobilisation, au vote de la loi Veil sur l’IVG. Le MLF est traversé de débats, de conflits. Des tendances se dessinent, s’opposent. Les Féministes révolutionnaires, universalistes dans la lignée de Simone de Beauvoir, aiment les actions spectaculaires et symboliques ; Psychanalyse et politique, autour d’Antoinette Fouque rejette le féminisme beauvoirien, et cherche à faire émerger la spécificité féminine par la psychanalyse et le travail sur soi. Mais le mouvement reste un ensemble fluide, où on peut passer d’un groupe à l’autre, participer à toutes sortes de réunions : groupes de parole, groupe de quartiers, écriture collective, publication du Torchon brûle.

Au fil des années et avec l’extension du mouvement, des tendances se sont rigidifiées, les conflits se sont amplifiés. Le mouvement perdait sa dynamique. «Attention, pouvait écrire Christiane Rochefort, l’une des dix de l’Arc de triomphe, Il est au bord de la majuscule. – MLF. Ça y est, il l’a prise… C’est comme ça qu’on se divise soi-même ; qu’on divise la lutte ; et qu’on s’approprie sans y penser ; en tant qu’élite, un mouvement de lutte». C’est après la marche du 6 octobre 1979, précédant le vote définitif de la loi sur l’IVG, que le point de non-retour a été franchi. Dans le secret, trois femmes – Antoinette Fouque, Marie-Claude Grumbach et Sylvina Boissonnas – déposent à la préfecture de police une association du nom de «Mouvement de libération des femmes – MLF». Le même nom a ensuite été inscrit comme marque commerciale à l’Institut de la propriété industrielle et commerciale. Ce mouvement qui n’appartenait à personne était devenu la propriété privée de quelques-unes qui pouvaient légalement interdire à toutes les autres de s’en réclamer. Le tollé fut général, et les éditions Des femmes boycottées par les autres groupes féministes. La maison d’édition féministe Tierce, qui avait dénoncé cette appropriation (avec 11 maisons d’éditions féministes de quatre continents) fut attaquée pour «concurrence déloyale» par la SARL Des femmes devant le tribunal de commerce.

C’est beaucoup plus tard, sans doute pour légitimer cette captation, qu’a été forgée la légende de la «fondation» du MLF. On la voit apparaître en décembre 1990 : «Le MLF a été fondé en 1970 par Antoinette Fouque, Josiane Chanel et Monique Wittig (2).» C’est au nom de cette légende aussi qu’est lancé aujourd’hui un appel à célébrer le quarantième anniversaire du Mouvement de libération des femmes.

Auteure de Libération des femmes, les années mouvement, Seuil, 1993. (1) Anne Tristan et Annie de Pisan, Histoires du MLF, Calmann-Lévy, 1977. (2) Le Nouvel Observateur 6 au 12 décembre 1990 et émission la Marche du siècle 5 décembre 1990.

Françoise Picq sociologue spécialiste de l’histoire du féminisme, université Paris-Dauphine.