Parole !

Parole ! a été numérisé et est disponible ici : https://femenrev.persee.fr/parole

Parole ! Histoire d’une revue et de celles qui l’ont faite

     C’est l’histoire d’une revue, Parole !, publiée au printemps 1978. Mais c’est aussi, à travers elle, l’histoire de celles qui ont fait cette revue. Un seul numéro. Pourtant le collectif éphémère qui l’a portée se retrouvera maintes fois autour d’actions communes, de publications…

     Pour présenter cette revue, précisons plusieurs points.

     Il y a la date bien sûr, qu’il s’agit de situer dans l’histoire du MLF.

     Il y a les protagonistes de cette histoire : un groupe d’une dizaine de femmes, lentement constitué dans une pratique commune, qui ont participé ensemble ou séparément à beaucoup de ce qui s’est fait, dit, écrit, depuis les débuts du mouvement des femmes.

     Il y a ensuite la revue elle-même, ses choix éditoriaux, le mélange des genres, marque de fabrique du MLF, la créativité iconographique.

     Il y a le thème choisi pour ce numéro, fortement marqué par l’actualité politique.

     Il y a l’ouverture sur l’histoire du féminisme et les questions que cela pose aux rédactrices sur leur place dans cette histoire.

     Et il y a l’issue, la fin d’un projet qui devait durer.

     La publication de Parole ! correspond au moment de transition entre la période activiste du MLF et une deuxième, plus réflexive. En effet, après 1975 et les premières victoires : le vote de la loi Veil, et la proclamation par l’ONU de « l’année internationale de la femme », reconnaissance ambiguë des revendications féministes, le Mouvement doit trouver un nouveau souffle. L’écriture, l’approfondissement, la diffusion des analyses féministes viennent compléter ou remplacer les actions symboliques et provocatrices par lesquelles il s’est fait connaître. C’est le moment où démarre dans plusieurs universités ce qui deviendra les études féministes. A Paris le Groupe d’études féministes, à Lyon le CLEF (Centre lyonnais d’études féministes), à Aix-Marseille, le CEFUP (Centre d’études féminines de l’Université de Provence).

     C’est alors qu’on assiste à l’explosion de la presse féministe. Entre 1977 et 1979, comme le note Liliane Kandel, surgissent une bonne douzaine de publications féministes, d’orientations, de formats, de périodicité variables, témoignant d’un même besoin de coucher sur le papier des informations et des réflexions jusque-là éparses et volatiles, et de le faire dans une presse à soi. (*)1

     Les femmes de Parole ! ont participé au Mouvement dans sa période activiste (Cathy Bernheim était à l’Arc de triomphe le 26 août 1970, Annette Lévy-Willard et Christine Fauré aux États généraux de Elle. Le groupe-femmes de VLR se constitue dès l’été 1970, avec la même Annette, Françoise Picq et Nadja Ringart. Toutes ont vécu le temps de la découverte des femmes entre elles, le bouleversement de leur vie personnelle à travers la lutte collective, le bonheur de transformer ses épreuves individuelles en enjeux collectifs. Mais passé le temps où les souhaits se réalisaient, où les rêves de chacune devenaient communs, elles ne peuvent que partager le constat de Liliane Kandel : « Le monde change ! Pourquoi pas nous ? »

     Au-delà des itinéraires de chacune (**)2, il s’agit d’expliciter l’histoire et la spécificité du groupe qui a fait cette revue. Celui-ci n’entre pas dans les représentations habituelles des clivages du MLF. Les femmes de Parole ! n’appartiennent à aucune des « tendances » habituellement distinguées. Ce sont des féministes indéfinissables, mais qui ont en commun d’être réfractaires à tout dogmatisme, à toute idée de « ligne juste », et partagent une joyeuse insolence.  Le collectif résulte de l’agrégation de plusieurs noyaux. D’un côté le groupe-femmes de VLR, avec des militantes politiques ne correspondant pas à ce qui sera désigné plus tard comme la « tendance lutte des classes » du MLF. C’est que VLR, qualifié de « Mao-spontex », fait exception dans le paysage politique de l’après-Mai 68 par son intérêt pour la contre-culture et les « mouvements sociaux ». Il tire fierté de ceux qui se développent sous son aile : son « groupe-femmes », le FLJ (Front de Libération de la Jeunesse), le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) (**).

     C’est à la première manifestation de femmes, appelée le 20 novembre 1970 devant la prison de la Petite Roquette que Christine Fauré, Cathy Bernheim et d’autres féministes retrouvent les filles de VLR. Puis Cathy et Annette se retrouvent avec d’autres pour aller à la rencontre d’ouvrières en grève à Troyes et en faire un film.

     Plusieurs ont fréquenté entre 1970 et 1972 le groupe « Psychanalyse et politique » et ont rompu avec lui (Nadja Ringart, Françoise Picq, Annette Lévy-Willard, Christine Fauré, Pascaline Cuvelier, Hélène Rouch). Certaines participent ensuite à la tentative du « groupe du jeudi** » de résister à l’éclatement du MLF en tendances conflictuelles (Françoise et Nadja y retrouvent Pascaline).

     Moins proches des groupes gauchistes institués, Liliane Kandel et Cathy Bernheim ont suivi un autre itinéraire.  Elles ont navigué au MLF entre les Petites Marguerites et la tendance « Féministes révolutionnaires » qui se réclamait du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Avec quelques autres, à l’été 1973, elles ont sollicité de celle-ci l’ouverture des Temps Modernes à des textes issus du Mouvement. Il en est résulté un numéro spécial des Temps Modernes, « Les femmes s’entêtent » (*), maintes fois ré-imprimé, et bientôt une chronique régulière dans la revue, consacrée aux différentes manifestations du « sexisme ordinaire » dans la société et la culture, qui accueillit, durant dix ans, nombre de textes de femmes du Mouvement (*).

     Le noyau de l’équipe de Parole ! s’est formé en 1975 autour du projet d’émissions « Sartre témoin de son siècle », pour lequel Liliane Kandel, à la demande de Simone de Beauvoir, a associé certaines participantes du Groupe d’Études Féministes de l’Université Paris 7 et d’autres comme Christine Fauré. Nadja Ringart en rappelle l’histoire dans un article des Temps Modernes (*).

     Toutes les femmes du « groupe Sartre »  n’ont pas participé à Parole ! mais le noyau a été complété par quelques proches des unes ou des autres : Cathy, Annette, Hélène Rouch, Marie Dunglas et surtout Pascaline Cuvelier, qui avait accueilli chez elle rue Émile Lepeu le « groupe du jeudi », et qui accueille à nouveau le collectif de la revue, chez elle, à Montparnasse, où les réunions de travail se terminent par un dîner.

     Le thème de ce numéro de Parole ! reflète l’actualité politique du moment. « Terrorifiées » évoque à la fois la violence du terrorisme d’extrême gauche, notamment en Allemagne avec la Fraction Armée rouge, et celle de sa répression. Il parle de la violence des femmes et de l’ambivalence à son égard (Hélène, « les navires sont pleins de fantômes ») de la part des femmes dans les révolutions (les terroristes russes étudiées par Christine, les femmes de 1848, de la Commune). Il dit l’excès, la confusion, le lien entre viol et terreur (Liliane, alias Rose Patience : coupures de presse, dessins) ; entre slogans et références (Pascaline : « Après Marx-avril »).

     En même temps ce numéro témoigne du nouvel intérêt porté à l’histoire du féminisme, tout particulièrement celui des débuts du XXe siècle, qui a révélé des mobilisations et des militantes bien différentes des représentations habituelles : le néo-malthusianisme, la grève des ventres, le pacifisme, la question de l’amour libre et les contradictions entre féministes, anarchistes, socialistes… (**)

     La proximité ainsi découverte entre cette époque et la nôtre, l’invisibilisation totale dans l’histoire de ces combats entraînent une question sur notre devenir : « 8 ans est-ce assez ? » ; allons-nous re-disparaître sans avoir fait dérailler l’histoire et le chef de gare ? Probablement, répond Annette Lévy-Willard, « Mais sans perdre notre cynique sens de l’humour, nous entreprenons dès maintenant la chronique de notre propre disparition ».

     Pourquoi cette expérience s’est-elle arrêtée après cet unique numéro qui en annonçait d’autres, indiquait des thèmes, la suite alphabétique des « plus belles de l’histoire » ? Cela est d’autant plus étonnant que la plupart des femmes de Parole ! se sont retrouvées par la suite pour des projets communs.

     Chacune bien sûr aura sa propre explication, selon son propre itinéraire.

     Certaines se souviennent de désaccords politiques assez vifs.

     Il y a Pascaline dont la patience infinie est soumise à rude épreuve et qui finit par craquer.

     Il y a la dégradation du contexte politique et géopolitique (**).

     Sans doute cette expérience, dans un moment d’émergence et d’affirmation du « je », a-t-elle entraîné un choc des personnalités.

     Nous nous sommes retrouvées ensuite à quelques-unes pour des projets ponctuels, un événement politique, un colloque, un numéro de revue : très vite un dossier pour les Temps Modernes (en février 1979, « Est-ce ainsi que les hommes jugent ? »). Et l’indispensable brochure « Chronique d’une imposture* ». Plus tard nous avons réalisé des dossiers pour la revue ProChoix (*).

     En 1981, après une décennie de luttes sous des gouvernements de droite, l’élection de François Mitterrand a plongé toutes les forces militantes dans une situation nouvelle, amenant la plupart à redéfinir leur attitude vis-à-vis des institutions. Pour reformuler notre engagement et redire aussi notre position critique, plusieurs d’entre nous, pas toutes, ont rejoint un groupe de féministes plus « institutionnelles » pour fonder l’association Féminisme et Politique (Fémipol) et organiser un colloque à la Mutualité : « Du pain et des roses ».

     Certaines se sont ensuite investies dans le développement et l’institutionnalisation des études féministes, l’organisation du colloque de Toulouse : « Femmes, Féminisme et Recherche » et la constitution des associations d’études féministes.  Françoise, Liliane et Nadja ont collaboré pour une recherche sur « le mouvement de Libération des femmes et ses effets sociaux » et le colloque qui en est issu « Crise de la société, féminisme et changement » (*).

     Nous nous sommes retrouvées, presque toutes, en 2010 pour célébrer « Les quarante ans du MLF ». C’est à cette occasion que Cathy Bernheim, Liliane Kandel, Françoise Picq et Nadja Ringart ont choisi les documents et édité le recueil « MLF Textes premiers* ».

     Chaque fois que l’une d’entre nous a été partie prenante d’une initiative, elle y a associé certaines autres. Liliane a dirigé un numéro spécial des Temps Modernes, « La transmission Beauvoir » (*), Françoise a organisé en 1995 un atelier du colloque de la mission française pour la Conférence mondiale de Pékin. En 2018, dans le cadre du Congrès International de la Recherche féministe dans la Francophonie (CIRFF, Paris-Nanterre, août 2018), elle a invité Liliane et Nadja à participer à un colloque « Féministes à l’épreuve du moment : novations et confusions au temps des controverses ».  Nous nous sommes retrouvées toutes les six en 2018 pour le Forum Beauvoir et la publication qui en est issue (*). En 2020 une première rencontre intergénérationnelle autour des cinquante ans du MLF n’a pu se poursuivre en raison du COVID et du confinement.  Et plus récemment (septembre 2021) nous étions autour de Cathy pour une rencontre « Femmes : Libération à l’horizon », à la Maison de Colette.

     Finalement à l’orée des années 2020, le projet de numérisation de revues féministes « FemEnRev » et la rédaction d’éléments de contextualisation et d’explication est l’occasion d’un retour sur notre histoire commune, sur le moment où nos itinéraires se sont croisés, sur ce que cette histoire nous a apporté…

     Au fil du temps, la question de la transmission de cette histoire nous a été posée par de nouvelles arrivantes confrontées à des questions inédites ou des prises de positions antérieures mal perçues. Identifiée par ses actions et analyses passées, chacune d’entre nous a pu être interrogée sur ses interventions passées, aussi bien individuelles que collectives, dans le débat public. Les chercheuses ont été invitées à poursuivre leur réflexion sur l’histoire des femmes dans le récit national et/ou international par de jeunes féministes qui prolongeaient les recherches à leur manière. Celles d’entre nous qui s’étaient retrouvées « outées » après la montée du séparatisme lesbien ont été interviewées sur une prétendue invisibilité dans le mouvement des années 1970. Puis l’apparition de théories dites intersectionnelles nous a amenées à prendre, ensemble ou séparément, des positions qui se sont avérées complémentaires. Notre but était de témoigner de la réalité de nos luttes féministes pour combattre les contre-vérités charriées par l’ignorance contemporaine. Ignorance, nous le savions, entretenue par l’indifférence avec laquelle trop souvent, notre parole avait été accueillie en son temps. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvées presque contraintes à une démarche rétrospective. Nous y avons découvert que malgré nos choix parfois si singuliers, nos slaloms individuels entre l’idéal et le possible, nous avions tenu bon sur quelques principes fondamentaux. Envers et contre tout ce qui se dressait sur nos chemins parfois divergents, parfois convergents, nous n’avions cessé d’affirmer qu’en matière de libération des femmes, la liberté reste toujours à préserver. Voire à (re)conquérir.

Cathy Bernheim, Christine Fauré, Liliane Kandel, Annette Lévy-Willard, Françoise Picq, Nadja Ringart.

Merci à Françoise de nous avoir aidées à rassembler nos souvenirs.

1 (*) Voir bibliographie commune.
2 (**) Voir les contributions des membres du Collectif de rédaction.

Bibliographie commune

Alternatives, n° 1 : Face à femmes, juin 1977.

Chroniques d’une imposture, Du Mouvement de libération des femmes à une marque commerciale, Association du mouvement pour les luttes féministes, Préface de Simone de Beauvoir, 1981.
    
Collectif, MLF Textes premiers (Choisis et présentés par Cathy Bernheim, Liliane Kandel, Françoise Picq, Nadja Ringart), Paris, Stock, 2009.

Groupe d’études féministes de l’Université Paris VII, (GEF), Crises de la société,  féminisme et changement (F. Basch, M-J. Dhavernas, L. Kandel, F. Picq), Tierce-Revue d’en face, 1991

Liliane Kandel, « L’explosion de la presse féministe », Le Débat, n° 1, 1980.

Françoise Picq (avec la collaboration de Françoise Ducrocq, Liliane Kandel, Nadja  Ringart, Le Mouvement de libération des femmes et ses effets sociaux, ATP-CNRS, « Recherches féministes et recherches sur les femmes, 1987.

Nadja Ringart, « Scénario pour un film condamné », Les Temps Modernes, n°647-648, La transmission Beauvoir, janvier-mars, 2008.

ProChoix, n° 37, « Odile Dhavernas », juillet 2006 ; n° 46, MLF. Le mythe des origines, décembre 2008 ; n° 63, « MLF le détournement », septembre 2014.

Le Sexisme ordinaire, préface de Simone de Beauvoir, Paris, Le Seuil, 1979.

Sens Public, n° 27-28, « Avec Simone de Beauvoir, vol 1 « Les années MLF » janvier 2020.

Les Temps Modernes : n° 333-334, Les femmes s’entêtent, avril-mai 1974 (réédition Gallimard, « Idées », 1975) ; n° 391, « Est-ce ainsi que les hommes jugent ? » février 1979 ; n° 647, 648, La transmission Beauvoir, janvier-mars 2008.