Le féminisme : quarante ans de changements

Article publié dans Le féminisme à l’épreuve des mutations géopolitiques (sous la direction de Françoise Picq et Martine Storti, édition iXe, p43-53, 2012)

En ce temps là la vie était plus belle,

et le soleil plus brûlant qu’aujourd’hui !

paroles: Jacques Prévert
musique: Joseph Kosma

Quarante ans c’est bien l’âge des bilans. Et puisque nous avons décidé de célébrer les quarante ans du MLF, l’occasion de revenir sur ce qu’a été le mouvement des femmes ; de le regarder  avec le recul, comme phénomène historique international, avec ses particularités nationales.  De rappeler les espoirs qu’il a portés, les changements qu’il a impulsés dans la vie des femmes, dans les rapports entre les femmes et les hommes. De voir comment il a changé les représentations, les modèles sociaux… Et de l’autre côté, de souligner les obstacles qu’il a rencontrés, les écueils dans lesquels il est tombé.

 

Tout au long de cette année 2010,  de nombreux colloques ont fait revivre cette histoire : Il y a eu le Colloque international d’ « Archives du féminisme » du 20 au 23 mai à Angers, « les féministes de la 2° vague, actrices du changement social[1] ». Il y a eu le 5 juin celui de l’Institut Emilie du Châtelet, « Quarante ans de pratiques féministes en Ile de France » ; le 25 septembre celui du Collectif national pour les Droits des femmes (CNDF), « Faire et écrire l’histoire : féminisme et lutte de classes de 1970 à nos jours » ; les 23 et 24 octobre le colloque de la Coordination lesbienne de France (CLF), « Mouvement des lesbiennes, lesbiennes en mouvement ». Chacun d’entre eux a remémoré l’histoire et les problématiques des différents courants d’un mouvement des femmes qui était divers et contradictoire.  Il y a eu le 18 novembre la réunion, à l’initiative du réseau féministe « Ruptures » : « Les engagements féministes face aux intégrismes et aux pouvoirs politico-religieux : solidarités, acquis et limites ». Et je n’oublie pas les rencontres et débats autour du cinéma et de la vidéo (« Quand les femmes s’emparent de la caméra » au Forum des images du 11 au 14 mars), ni les expositions, projections et débats au FIAP Jean Monnet de septembre à novembre[2].

L’objectif du Congrès féministe international : « Le féminisme à l’épreuve des mutations géopolitiques » est de prendre en compte les grands changements du monde depuis la belle époque du MLF et d’y confronter la pensée féministe. Pour avancer dans la reconstruction d’enjeux féministes par rapport au monde tel qu’il est devenu. Pour redéfinir les bases politiques du féminisme aujourd’hui.

 

En ce temps là la vie était plus belle, et les choses étaient plus claires.

Le féminisme nous fournissait une grille de lecture du monde où nous vivions.

Mais ce qui paraissait évident aux féministes des années soixante-dix les amène aujourd’hui à des positions radicalement opposées, au nom du même féminisme. Les ruptures que nous avons effectuées ont connu des prolongements beaucoup plus problématiques. Dans un contexte de libéralisme et de marchandisation à outrance, l’affirmation de la liberté peut déboucher sur des choix qui sont en contradiction avec le projet d’émancipation de l’individu. Quant à la revendication de l’égalité, on verra qu’elle n’est pas sans risque pour les acquis de nos luttes.  On peut aussi se demander si le radicalisme que nous affichions fièrement, n’a pas conduit à une fuite en avant et à des dérives sectaires.

 

« Le monde change ! Pourquoi pas nous ? »

 

Le MLF était l’enfant de Simone de Beauvoir et de Mai 68.

Notre génération politique a été formée dans la lutte contre la guerre d’Algérie, puis contre la guerre du Viêt-Nam, avec aussi en toile de fond la lutte des Noirs américains qui nous a légué le modèle de la non-mixité. En héritier rebelle du mouvement de 68, il a prolongé les conceptions politiques  et les aspirations libertaires de celui-ci.  Notamment en politisant les questions de la vie personnelle.  « Tout est politique ! » est devenu « Le personnel est aussi politique ». Et c’est en faisant sécession par rapport aux groupes militants dont il était issu que le mouvement des femmes a pu exister.

 

Le MLF faisait une critique féministe du gauchisme (qui dédaignait les problèmes des femmes et reproduisait en son sein ce qu’il dénonçait par ailleurs : la hiérarchie, la division sexuelle du travail militant (les hommes au micro, les femmes à la ronéo), la supériorité des spécialistes/ théoriciens (sur ceux/celles qui connaissent l’oppression parce qu’ils/elles la vivent).

 

Le MLF a posé la nécessité d’être soi-même l’objet de sa propre lutte et affirmé qu’il n’y a pas d’autre savoir sur l’oppression que celui de son propre  vécu. La lutte de chacune pour sa propre libération coïncidait avec la lutte commune pour la libération de toutes. Nous avons inventé une nouvelle façon de militer, en articulant l’individuel et le collectif, où le projet révolutionnaire n’était plus un objectif, mais un processus en œuvre.  Et ce n’était pas un projet catégoriel, puisque, nous le proclamions : « En se libérant les femmes libéreront l’humanité toute entière ». Le MLF a porté le flambeau de 68 et des valeurs collectives longtemps après que le mouvement social dont elles venaient ait pratiquement disparu.

 

En ce temps là, le marxisme était le moyen d’analyser la société, bourgeoise et patriarcale, et de mettre au jour l’envers du libéralisme. C’était aussi le moyen de comprendre la situation des femmes en termes sociologiques, donc de rompre avec l’idéologie naturaliste, comme d’ailleurs l’avait fait Simone de Beauvoir. Pour autant nous refusions que la question des femmes soit considérée comme secondaire  et renvoyée aux lendemains qui chanteraient. Il ne s’agissait pas de substituer la lutte des femmes à la lutte des classes, mais de ne pas subordonner l’une à l’autre.

 

En ce temps là, être féministe c’était affirmer qu’il y a une solidarité entre les femmes, par-dessus les différences de classe et que les rapports entre les hommes et les femmes sont aussi des rapports sociaux. Qu’il n’y a pas un groupe social qui soit à lui seul porteur de la révolution, mais que chaque groupe social doit choisir ses enjeux et ses moyens de lutte.

 

C’est ainsi que le féminisme a imposé une vision plus complexe de la société et de ses diverses contradictions. Il refusait que les femmes fassent les frais des autres contradictions. Par exemple qu’elles aient à supporter le viol, au prétexte de la misère sexuelle des jeunes hommes (notamment immigrés) ou parce qu’il ne fallait pas en appeler à la justice bourgeoise. Ou encore qu’il soit interdit de dénoncer des oppressions spécifiques,  au nom du respect des « différences culturelles », (cela a été le cas pour l’excision ou encore pour le soutien aux féministes iraniennes qui refusaient le voile en 1979).

 

En ce temps là, nous n’acceptions pas que les femmes soient accusées de diviser le prolétariat, ou de faire le jeu des racistes, comme si on ne pouvait dénoncer qu’une oppression à la fois.

 

En ce temps là, les divisions du monde étaient relativement claires. Il y avait deux blocs  en compétition, qui maintenaient un certain équilibre de la terreur, et puis le Tiers Monde qui cherchait à s’émanciper. Le féminisme était évidemment du côté de la contestation, des révoltes, des luttes de libération nationales : anticapitaliste, anticolonialiste, anti-impérialiste, mais pas pour autant rallié au bloc de l’Est.

 

Les choses ont commencé à changer à la fin des années 1970. C’était le temps des grandes victoires (le vote de la loi Veil en 1975, la victoire idéologique : les thèmes, les mots d’ordre, les analyses féministes repris dans médias, récupérés par institutions nationales et internationales, pris en compte par les politiques, les partis, les syndicats) ; mais  c’était aussi le début de la crise. Crise économique, crise des valeurs, crise des idéologies ; c’était le temps du désenchantement révolutionnaire.

Le mouvement des femmes a connu un reflux dans tous les pays ; plus ou moins violent ou sournois selon les cas. Aux Etats-Unis, la nouvelle droite sous l’ère Reagan remettait en cause les acquis. Ailleurs comme en France ceux-ci étaient moins menacés. Mais les féministes étaient dénigrées, ringardisées, tandis que la  société « patriarcale » digérait le féminisme et s’adaptait.  Diffusion et Récupération ; institutionnalisation du féminisme ; grignotage et délégitimation. Les années 1980 furent celles de la défense des acquis et  des mobilisations contre le racisme et l’extrême droite (collectif féministe contre le racisme, comité homosexuel et lesbien antifasciste, CADAC –Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception-, collectif féministe contre le viol…[3]).

 

Le mouvement féministe a peu pensé le choc des mutations géopolitiques des années 80 et 90. Quand l’impérialisme américain a  été vaincu au Viêt-Nam, le socialisme réel n’a plus montré que son visage inhumain, du goulag à Phnom Penh et à Ho Chi Minh-ville. Alors le rejet du totalitarisme a entraîné la victoire idéologique du libéralisme.

Le premier choc politique a été la révolution khomeyniste en Iran, qui bouleversait nos schémas. C’était un mouvement populaire, anti-impérialiste qui renversait le shah, mais qui le faisait au nom de la religion et qui renvoyait les femmes à la tradition.

Ensuite il y a eu  1989 et la chute du mur de Berlin. Les féministes, comme l’extrême gauche, avaient dénoncé la perversion de l’idéal socialiste et soutenu les dissidents (et les dissidentes). Mais ce qui a triomphé c’est le libéralisme et le marché, auxquels les peuples d’Europe de l’Est se sont ralliés dans l’enthousiasme, en dédaignant les critiques de gauche qui avaient lancé la révolte populaire.

Nous n’avons pas assez mesuré à quel point la disparition de l’ennemi allait faire perdre toute retenue au capitalisme triomphant (dérégulations, retrait de l’Etat, abandon des services publics, domination du capitalisme financier, néo-libéralisme : tout devient marchandise. On est revenu à l’époque de la « grande transformation » de Karl Polanyi[4].

Dans les analyses politiques qui sont faites de ces bouleversements, jamais la dimension du féminisme et la question des femmes ne sont envisagées. Il y a pourtant là un éclairage indispensable. Mais c’est bien à nous de le proposer.

 

Le coup de tonnerre du 11 septembre 2001 a mis en lumière une nouvelle division du monde, dont les lignes de fractures ne sont plus celles de la guerre froide. L’islamisme s’est substitué au communisme comme antithèse au monde « libre ». La religion est revenue sur le devant de la scène politique, comme explication d’un conflit mondial. Et les femmes sont devenues un enjeu dans la lutte entre modernité occidentale et tradition obscurantiste.

L’occident libéral est à nouveau violemment rejeté : dans sa dimension impérialiste, de domination de l’argent ; mais aussi par refus de la modernité, en particulier de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la liberté individuelle. Cela pose un défi au féminisme qui est d’abord une aspiration à l’émancipation des individu-e-s.

 

Le contexte géopolitique actuel nous oblige à reconsidérer, avec un point de vue féministe, les grandes questions politiques, les grands principes démocratiques. A repenser la question de la modernité dans ses différentes composantes : la laïcité, le libéralisme, la tension entre liberté et égalité. Et aussi celle de l’universalisme et de la différence des sexes.

 

Sur la modernité :

 

Le communisme prétendait  dépasser l’Occident en modernité et réaliser l’idéal d’émancipation. Il ne reniait ni le matérialisme, ni la sécularisation du politique. La religion était « l’opium du peuple », et le communisme voulait substituer à l’espérance de salut éternel un projet de « salut terrestre ». En ce qui concerne les femmes, il  prétendait à une libération véritable.

 

L’islamisme au contraire voit la modernité comme un blasphème et veut remettre les femmes à leur place traditionnelle, au nom d’une loi supérieure à celles des humains.

 

Cela nous incite à regarder autrement le post-modernisme, qui a été à la mode dans une tendance avancée du féminisme (plus d’ailleurs dans les pays anglo-saxons qu’en France, bien qu’on appelle cela « French theory »). Le post-modernisme se voulait subversif en contestant le progrès, l’universalisme, en proclamant la mort du sujet et des identités collectives. Il marquait une rupture avec le féminisme existentialiste  de Simone de Beauvoir, dont l’objectif était la réalisation de soi comme sujet. Et tout autant une rupture avec le projet collectif du féminisme des années soixante-dix.

 

Sur la laïcité :

 

Le retour du religieux n’a pas attendu le 11 septembre 2001. L’offensive est venue d’abord du Vatican et clairement contre la liberté des femmes de disposer de leur corps.  La Conférence mondiale sur la famille en 1984 a marqué un tournant, orchestré par le pape Jean-Paul II, qui a aussi joué un rôle important dans la chute du communisme.

Le féminisme, en France, a toujours eu partie liée avec le combat laïc et républicain,  même s’il a dû se battre pour y avoir une place. Et l’émancipation des femmes est intimement liée aux conquêtes laïques : par l’école publique, gratuite, laïque et obligatoire ; par le divorce (Loi Naquet, 1884), le mariage n’est plus un sacrement, indissoluble, mais un contrat entre deux individus.

 

Dans les années 1970  le féminisme n’a pas toujours été perçu comme un combat laïc, tellement la laïcité  allait de soi, entre le consensus républicain  et la domination idéologique du marxisme. Mais le droit à l’avortement et à la contraception, a bien été une conquête laïque contre les morales et pouvoirs religieux[5]. Les camps qui se sont dessinés pour ou contre le droit à l’avortement étaient clairement structurés autour de la religion catholique. Nous avons trouvé des alliés parce que notre lutte s’inscrivait dans les conflits traditionnels entre les « deux France » ; défense de la laïcité et de la liberté individuelle contre l’emprise de la religion et l’ordre moral.

 

Avec la « croisade » anti-avortement du Vatican, les choses sont devenues claires. Aujourd’hui, l’avortement (avec le préservatif et l’homosexualité) est le marqueur de l’opposition entre catholicité et laïcité. En Europe où l’Irlande, la Pologne, Malte interdisent toujours l’avortement. Mais aussi en Amérique latine où même la gauche, de gré ou de force, a dû souscrire à la « défense de la vie ».

 

La question de la laïcité se pose aujourd’hui de façon nouvelle avec la question du voile islamique, qui est le signe ostensible du refus du modèle de l’intégration et de la liberté individuelle de la femme.

 

S’interroger sur l’actualité de la laïcité et de sa définition du pacte social, c’est nécessairement voir la question des femmes au cœur de l’organisation de la vie sociale. Parce qu’elle interroge la distinction du privé et du public, et la confrontation entre normes religieuses et laïques dans des sociétés multiculturelles.

 

Le féminisme se divise à ce sujet, à cause de l’entrecroisement avec l’antiracisme. Une ligne de fracture divise les féministes, comme d’ailleurs elle divise d’autres courants politiques (à l’extrême gauche, chez les écologistes ou les altermondialistes..). D’un côté il y a celles (et ceux) pour qui la priorité reste la lutte contre l’impérialisme, qui peuvent tolérer des pratiques sexistes au nom du « relativisme culturel », et des alliances douteuses  au nom de l’antiracisme. De l’autre côté il y a celles (et ceux) pour qui le danger principal est le totalitarisme. Ceux/celles là (dont je suis) peuvent critiquer le modèle occidental ; mais ne peuvent pas rejeter en bloc le libéralisme.

 

Libéralisme, question complexe

 

En France le libéralisme a mauvaise presse. On le rejette en bloc. N’y voyant que le désengagement de l’Etat, la soumission à la loi des marchés. C’est pourquoi le non l’a emporté au référendum européen. Nombreuses sont les féministes qui ont voté non, malgré la démarche communautaire de construction de l’égalité entre les femmes et les hommes.

 

Il est vrai que dans le monde hyper-libéral d’aujourd’hui les inégalités sociales explosent, entre les classes sociales, mais encore plus à l’échelle mondiale.

Que signifie la liberté quand tout est devenu marchandise, négociable, soumis à la loi de l’offre et de la demande ? Ou encore quand c’est la liberté de se soumettre qui est revendiquée, au nom d’une norme supérieure à celle du libre-arbitre ?  Que ce soit à propos du voile islamique, de la prostitution, des mères porteuses…, c’est toujours la liberté qui est mise en avant. De la même façon qu’à la Libération l’idéologie du « libre choix » avait permis la mise à l’écart des femmes du marché du travail.

La liberté de disposer de son corps aujourd’hui deviendrait celle de le vendre ! La liberté n’est pas une valeur absolue, comme l’histoire l’a bien souvent montré..

 

N’empêche que le libéralisme comporte plusieurs dimensions, qui sont à la fois  liées et contradictoires. Il me semble important, d’un point de vue féministe, de les décomposer, car toutes ne doivent pas être traitées de la même façon.

La dimension économique du libéralisme est aujourd’hui la plus visible. C’est le triomphe du capitalisme, la dérégulation de l’économie, la remise en question de l’Etat-providence et des solidarités sociales. Il faut bien sûr le combattre. Mais avec quel objectif ?  Le projet de lui substituer un autre mode de production et d’échange est bien enterré. Reste la nécessité impérieuse de résister, d’opposer aux lois du marché d’autres règles. De les contrecarrer au nom d’autres principes supérieurs. De remettre l’économie à sa place.

Dans sa dimension politique, le libéralisme est le système qui fonde les démocraties occidentales : l’Etat de droit, la séparation des pouvoirs, la démocratie représentative, avec ses limites, ses règles d’équilibre, ses contre-pouvoirs. C’est la République, qui distingue entre ce qui est public : Res publica, et ce qui échappe à la règle collective : le privé. Insatisfaisant certainement, le libéralisme politique est une garantie contre le totalitarisme. On peut le critiquer, le mettre en question ; mais certainement pas y renoncer. Le MLF n’avait pas craint de mettre en cause la distinction du privé et du public, avec un succès certain, mais aussi bien des dérives[6].  Nous étions assez optimistes en ce temps-là pour prendre de tels risques.

Il y a aussi la dimension culturelle du libéralisme, si importante en ce temps-là et si oubliée aujourd’hui[7]. C’est pourtant elle qui a fait la richesse des années 1968. L’affirmation de la liberté et de l’épanouissement de l’individu contre la morale du devoir et le respect inconditionnel de la tradition et de l’autorité. C’est dans ces aspirations-là que le féminisme a pris sa source et défini ses exigences : le droit des femmes à disposer de leur corps, le choix de sa sexualité, la primauté de la liberté individuelle sur l’ordre moral. Concevoir le féminisme sans cette dimension du libéralisme culturel relève certainement du paradoxe[8] .

 

Il me semble donc que le libéralisme est une notion trop complexe pour qu’on puisse le revendiquer ou le récuser en bloc.

 

Universalisme et différence des sexes :

 

En ce temps là, la complexité se disait en peu de mots. Le choix de l’universalisme contre le particularisme n’obligeait pas à occulter toute spécificité. Il suffisait de souligner qu’ « Un homme sur deux est une femme » pour tenir par les deux bouts l’universel et le particulier : l’appartenance au genre humain et  l’identité de genre.

Avec Simone de Beauvoir, le MLF  considérait la féminité comme « une construction culturelle et non une donnée naturelle ». Cela ne l’empêchait pas de se mobiliser pour des droits spécifiques. La « libre disposition de son corps » était l’exigence première pour construire son autonomie.

Avec le temps, avec les conflits et la rupture du MLF, les positions se sont figées en oppositions. Certaines ont privilégié la spécificité, célébrant « Ce qui fait la force, la jouissance des femmes : produire de la vie ! ». D’autres n’ont plus voulu voir dans la différence des sexes que le résultat de l’oppression et des rapports sociaux, puisque « Le genre précède le sexe ».  Par phobie du modèle hétérosexuel et de la complémentarité, le féminisme radical a dès lors fait l’impasse sur la question de la maternité, oubliant qu’elle est un enjeu primordial du patriarcat.  Il a préféré mettre l’accent sur la subversion des identités sexuelles,  le brouillage des catégories de sexe et des identifications masculines et féminines.

Cette démarche de déconstruction / reconstruction, que le féminisme avait impulsée, a été prolongée par les mouvements gays et lesbiens, et par la théorie queer.  On déconstruit le sujet « les femmes » ; on nie sa pertinence du fait de son entrecroisement avec les autres rapports de domination. Ce qui aboutit là encore à un paradoxe : quel peut être le projet féministe sans les catégories d’homme et de femme [9]?

Le soutien, aussi nécessaire que légitime, aux revendications des homosexuels utilise parfois une argumentation dangereuse pour les droits des femmes. Au nom de l’égalité entre les sexes et entre les sexualités, certain-e-s contestent la « différence des sexes » jusque dans l’ordre de la parentalité et de la filiation. Ils/elles dénoncent le pouvoir abusif des mères, non seulement concernant les enfants du divorce ; mais aussi par rapport au droit à l’interruption de grossesse[10]. On peut certainement participer à la lutte contre les discriminations à l’égard des homosexuel-le-s, notamment en ce qui concerne la garde des enfants du divorce ou l’adoption, soutenir les revendications des couples homosexuels à se marier s’ils le souhaitent[11], et à former une famille, sans pour autant remettre en question la prééminence des femmes concernant leur propre grossesse. Le droit des femmes à disposer de leur corps est un acquis fragile du féminisme.

 

D’un côté l’identité de genre est niée, d’un autre c’est l’universalisme qui est contesté.

Celui-ci, et le féminisme qui lui est lié, ne seraient que le masque de la domination occidentale.  Le Black feminism [12] dénonce le racisme inconscient des féministes blanches. Les féministes « postcoloniales » accusent les occidentales d’imposer leur vision du féminisme, leurs concepts et leur projet politique comme universels[13], alors qu’ils sont ancrés dans la modernité occidentale.  Certaines soulignent que le droit à l’avortement, la libération sexuelle, ne sont pas l’objectif principal pour toutes les féministes du monde.

Le ressentiment des femmes noires et du tiers monde s’exprime dans les Conférences mondiales. Lui fait écho celui de femmes de  l’Europe postcommuniste. A l’universalisme, on oppose alors la diversité des féminismes.

C’est une parole qu’il faut entendre, certes. Mais sans oublier les risques d’un abandon de l’universalisme au profit d’une vision relativiste des cultures et d’une politique de l’identité.   Le respect des cultures dans leur diversité ne signifie pas qu’il faille les considérer comme équivalentes. Comme le disaient déjà Fourier et Marx, le degré de civilisation des sociétés se mesure à la place qu’elles accordent aux femmes.

Il faut aussi se méfier du relativisme qui enferme les femmes dans leur culture d’origine, leur interdisant  toute dissidence ; alors qu’il y a toujours parmi les femmes concernées des points de vue radicalement opposés. On a vu des femmes africaines défendre l’excision comme une partie de leur culture ; mais bien d’autres combattre cette pratique patriarcale dangereuse et mutilante.  Certaines jeunes filles musulmanes considèrent sans doute la loi française interdisant les signes religieux ostensibles à l’école comme une atteinte à leur liberté religieuse ; mais beaucoup d’autres la voient comme une protection. C’est celles-ci, surtout, que les féministes universalistes doivent soutenir.

 

La contestation de l’universalisme au nom de la diversité des féminismes rejoint la critique « post-moderniste », qui remet en question le modèle issu des Lumières et la centralité du sujet. Elle reçoit aussi le soutien d’un courant féministe qui, par préférence pour le radicalisme, cherche à fédérer les positions dissidentes dans les controverses actuelles (prostitution, voile islamique, laïcité) pour mieux s’opposer à ce qui serait un féminisme blanc, dominant, institutionnalisé. Le débat a son intérêt, mais il comporte un risque par les polémiques destructrices qui l’accompagnent[14].

[1]             Dont les Actes vont être publiés, sous la direction de Christine Bard, aux Presses universitaires de Rennes.

[2]             Et aussi tout le reste : expositions de photos, manifestations symboliques ou plus revendicatives, fêtes…  Voir le blog : http://re-belles.over-blog.com/

[3] Monique Dental, Claudie Lesselier, Marie-Josée Salmon, Groupe transversal Laïcité, « Luttes féministes contre les intégrismes et les pouvoirs politico-religieux et pour la laïcité en France de 1989 à 2009, Chronologie », octobre 2010.

[4] Karl Polanyi dénonçait en 1944 la société de marché, c’est-à-dire la société gérée en tant qu’auxiliaire du marché, où  le travail, la terre et la monnaie sont soumis à la loi de l’offre et de la demande, comme n’importe quelle marchandise, et qui est à l’origine des catastrophes du début du XX° siècle (Grande dépression, nazisme, fascisme, seconde guerre mondiale). Il pensait alors assister à la fin de ce système qui avait entraîné un « véritable abîme de dégradation humaine ».  La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, (Editions Gallimard, 1983).

[5] On se souvient de la figure du pape, qui n’a pas à décider du nombre de nos enfants.

[6] L.Kandel, « Du politique au personnel : le prix d’une illusion », in GEF Paris7 Crises de la société, féminisme et changement, (Revue d’en face-Editions Tierce, 1991) ; F.Picq, « Le personnel est politique », Féminisme et for intérieur », in C.U.R.A.P.P, Le For intérieur, P.U.F, 1995.

 

[7] Voir Le libéralisme culturel face au nouvel ordre moral, Intervention, n°17, juil./Août/Sept1986

[8] Le collectif « féministes partout » se réclame de ce « féminisme paradoxal»  qui voit l’émancipation comme une injonction du féminisme dominant, néo-colonial. (Collectif Féministes partout –Paris mars 2010,  http://feministespartout.blogspot.com/.

 

[9] F.Picq, « Vous avez dit queer ?, la question de l’identité et le féminisme », Réfraction, n°24, « des féminismes en veux-tu, en voilà ! », mai 2010.

[10] Voir Monique Boireau-Rouillé, « A propos du féminisme pseudo-libertaire de M.Iacub », Réfraction, n° 24

[11] Même si en ce temps là, ce n’était pas notre idéal de libération.  Je n’entre pas dans le débat sur les mères porteuses, trop compliqué pour être traité en quelques mots.

[12] Black feminism, anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Elsa Dorlin, L’Harmattan, Bibliothèque du fémisme, 2008.

[13] Cheryl Mc Ewan, « Féminisme « occidental » et autres féminismes : politique postcoloniale et transversale », in Université des femmes, Diversité des féminismes, Bruxelles, 2008.

[14]. D’ailleurs le message des « printemps arabes » n’est-il pas que la liberté, la démocratie sont des  aspirations universelles.