Enquête sur les féministes des années mouvement

 

Article publié dans Les féministes de la 2ème vague, sous la direction de Christine Bard, Presses Universitaires de Rennes, collection Archives du féminisme, p 61 – 69

Qui sont les féministes des années mouvement ?[1] D’où viennent-elles ? Certaines configurations familiales ou sociales favorisent-elles la prise de conscience et l’engagement militant ? Comment celui-ci se situe–t-il par rapport à d’autres investissements ? Quel était le bagage politique et culturel des premières féministes, au début du MLF ? Comment ont-elles traduit leur engagement dans leur vie personnelle ? Quels sont les racines et le sens de leurs choix de vie ?

 

S’interroger sur les actrices, c’est du même coup s’interroger sur le mouvement qu’elles ont initié. Le Mouvement de libération des femmes est un de ces mouvements emblématiques de l’après-Mai 68, né de la vaste remise en cause de l’ordre social. Sociologues et politistes, soucieux de renouveler l’analyse du social et de l’action collective quand le marxisme n’y suffit plus, se penchent désormais sur l’étude de ces « nouveaux mouvements sociaux ».  L’enquête rétrospective, réalisée au milieu des années 1980, sur les femmes qui sont au départ du Mouvement de Libération des femmes, à Paris, apporte sa contribution[1].

 

La question de l’origine sociale des féministes a été posée dans les années soixante-dix en termes de controverse politique. Il importait d’apprécier celle-là pour caractériser le

Mouvement. Considérant les féministes comme des petites bourgeoises, les militants d’extrême gauche dépeignaient le mouvement des femmes comme un mouvement petit-bourgeois, donc dénué de légitimité. Eux-mêmes ne s’interrogeaient pas sur leurs propres origines sociales, sans doute équivalentes. Celles-ci ne comptaient pas dès lors qu’ils avaient choisi « le camp du peuple ». Les féministes, le plus souvent issues des mêmes courants politiques, avaient rompu avec cette conception du militantisme « au service des autres » pour se faire elles-mêmes  objet de leur propre lutte. Elles proclamaient « La libération des femmes sera l’œuvre des femmes elles-mêmes » et « On ne peut pas en libérer un autre, il faut qu’il se libère ! ». C’est pourquoi la question de leur origine sociale postulée prenait toute son importance.

 

Si les féministes refusaient alors de se poser la question sociologique, ce n’est pas qu’elles aient été aveugles aux différences sociales. Mais elles insistaient, au-delà de celles-ci sur la situation d’exploitation, d’oppression, d’exclusion, qui était commune  aux femmes et les constituait en groupe social. Elles avaient conscience des privilèges qui leur permettaient d’entreprendre le combat, mais c’est au nom de toutes que celui-ci serait mené. Refusant la conception de l’avant-garde, elles n’avaient aucune théorie leur permettant de penser la relation entre la « classe en soi » des femmes et la « classe pour soi » des femmes conscientes, regroupées pour une lutte commune. Enivré par son succès rapide, le MLF comptait bien continuer à se développer comme une boule de neige.  Ce n’était qu’un début : « Nous ne saisirons pas la totalité des formes d’oppression tant que notre mouvement ne sera pas envahi par les ménagères, les ouvrières, les employées[2] ».   Il lui fallait refuser toute division a priori entre le petit noyau initial, qui engageait la lutte, et celles au nom desquelles elle était menée. « Intérêt stratégique et refus de l’élitisme concourraient à exclure l’analyse des déterminants sociaux ou culturels de l’engagement féministe[3] ».

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La question s’est posée tout autrement dans les années dix-neuf cent quatre-vingt. Les études féministes prenaient le relais du militantisme… et un peu de distance avec les allégations militantes. Le Colloque de Toulouse, « Femmes, féminisme et recherche », marquait en décembre 1982 le début d’un processus de reconnaissance. L’ATP du CNRS « Recherches féministes et recherches sur les femmes[4] » donnait l’occasion d’approfondir et de mettre en question ce qui avait été intuition créatrice et affirmation politique. C’est dans ce cadre que j’ai proposé (avec Liliane Kandel et Françoise Ducrocq) cette recherche sur « Le Mouvement de libération des femmes et ses effets sociaux». Il s’agissait d’appréhender les changements dans la société dont « le Mouvement féministe est tout autant l’expression que le moteur ». L’analyse systématique des discours du MLF, la  mise en question de ses présupposés serait un excellent moyen d’avancer dans la recherche, en mettant en regard affirmations et vérifications empiriques, discours et pratiques. « Le MLF c’est toutes les femmes », proclamait celui-ci. Mais l’analyse socio-politique exige ce que la stratégie interdit : distinguer, définir, limiter ; afin d’étudier justement la relation entre le MLF, groupe informel mais spécifique, et l’ensemble des femmes de cette génération.

L’étude psychosociologique des actrices de ce mouvement, de leurs stratégies et de leurs itinéraires personnels était un élément clé de la recherche.

 

Après une enquête exploratoire par entretiens, nous avons élaboré un questionnaire précis  de 130 questions, afin d’obtenir le maximum d’informations sur les premières féministes, leurs origines familiales, leurs traditions politiques et culturelles, leur mobilité intergénérationnelle, leurs itinéraires professionnels, politiques et privés, avant, pendant et depuis le Mouvement. En tant qu’actrices et chercheuses, nous nous trouvions dans une situation privilégiée pour entreprendre un tel travail. A l’aide de souvenirs, de listes anciennes, de carnets d’adresses, de noms indiqués par des relations communes, nous avons pu recenser 270 noms de femmes ayant activement participé aux différentes composantes du MLF à Paris dans les premières années. Nous avons pu retrouver les coordonnées de 197 d’entre elles, les contacter et leur envoyer le questionnaire. 122 ont été remplis et nous ont été renvoyés. Notre position particulière a pu entraîner certaines distorsions dans les réponses (dont quelques refus) mais a eu le plus souvent un effet facilitateur[5]. Elle nous a aussi permis d’interpréter les non-réponses et de nuancer les résultats.

 

Voici donc quelques éléments pour savoir « Qui sont les féministes des années mouvement ? »

 

Des femmes particulières :

Si les résultats de l’enquête ont souvent confirmé nos hypothèses, ils nous ont ménagé de nombreuses surprises, insistant ici sur la diversité des femmes du Mouvement, là sur des points communs entre elles[6].

 

La diversité c’est d’abord celle de l’âge. Nous savions d’expérience que le Mouvement des femmes n’était pas composé d’adolescentes en révolte, comme le laissaient entendre les médias. L’enquête l’a confirmé. Les filles du baby-boom sont nombreuses (l’année 1948 est particulièrement fertile) ; mais pas majoritaires. L’éventail des âges est beaucoup plus large. La plus âgée est née en 1920, la plus jeune en 1953. Elles avaient donc en 1970 entre 17 et 50 ans. La moyenne d’âge à laquelle elles sont arrivées au MLF est située entre 26 et 27 ans.

 

Leur origine sociale aussi est beaucoup plus diverse que l’image  a priori le donnait à penser. Et beaucoup plus intéressante à analyser, comme on le verra. De même leurs origines géographiques nous ont surprises, dans la mesure où nous avions limité l’enquête au MLF à Paris. Les parisiennes de naissance sont en effet peu nombreuses. On note une forte participation de femmes originaires du Sud-Ouest de la France ; et aussi un nombre significatif de familles immigrées d’Europe de l’Est.

 

On note souvent dans leurs familles des traditions politiques ou culturelles d’engagement : mouvement ouvrier, communisme militant,  idéal laïque, socialiste, syndicaliste,  engagement humaniste, social, anticolonial,  judaïsme culturel ou défense de minorités. Elles perpétueraient donc un modèle familial en s’engageant. Mais c’est de leur père qu’elles ont pris cette tradition. En effet à la génération précédente, la politique et l’engagement militant était le fait des hommes seulement.

 

Pour autant leurs mères ne correspondent guère au modèle traditionnel tel que le MLF l’a dénoncé. Il y a chez beaucoup des interviewées des images très fortes de mères et de grand-mères maternelles. Il est difficile de comparer leurs mères aux femmes de leur époque, car s’y retrouvent diverses générations (elles sont nées entre 1890 et 1933). Il semble bien pourtant que celles-ci ont été particulièrement  actives professionnellement. Deux tiers d’entre elles ont travaillé, dont la moitié toute leur vie ;  un certain nombre a été chef de famille (à titre indicatif, le taux d’activité des femmes était de 36 % en 1968 et sa courbe était fortement marquée par le « creux » de l’éducation des enfants). Il est clair d’ailleurs que la plupart des mères au foyer attendaient de leurs filles tout autre chose que la continuation de leur modèle.

 

Quelles sont les racines de l’engagement dans un Mouvement collectif de femmes ? En quoi diffère-t-il d’un autre ? Et quel bagage politique apportent-elles ? Très rares sont celles qui ne s’étaient jamais engagées dans une action collective avant le MLF.  La très grande majorité a participé à des mobilisations depuis Mai 68, ou avant contre la guerre du Viêt-Nam ou celle d’Algérie.

 

Une particularité inattendue et inexpliquée est le grand nombre de familles composées uniquement de filles.  Est-ce qu’elles ont retrouvé dans le MLF, non-mixte lui aussi,  l’univers féminin de l’enfance ? Est-ce qu’elles ont été socialisées dans le rôle du « fils manquant » ?  Nous n’avons guère les moyens de le savoir sans étude qualitative. Mais le fait est tellement net qu’il ne peut tenir au hasard. On doit aussi noter que dans ces familles de filles, toutes ne sont pas devenues féministes. C’est d’ailleurs la comparaison avec leurs sœurs qui permettra souvent de saisir les spécificités des choix féministes.

 

Si on les compare aux autres femmes (de leur génération, de leur milieu socio-culturel, et même de leur famille) les féministes se distinguent sur deux points : leur niveau de diplôme et leurs choix professionnels d’une part,  leurs choix de vie privée d’autre part. En confrontant leurs itinéraires avec les évolutions socio-économiques et culturelles de la période, on tentera de faire la part des tendances sociologiques qu’elles reflètent et de leur action comme sujet collectif dans ces évolutions.  

 

Diplômes et choix professionnels

 

La première caractéristique à prendre en compte est l’importance donnée au diplôme : Plus de 80% de nos enquêtées sont diplômées d’études supérieures. Le féminisme est clairement lié à la féminisation de l’université à partir des années soixante et soixante-dix.

 

Comment comprendre ce qui apparaît comme une stratégie en cohérence avec la démarche féministe ? On peut la voir comme une stratégie de sexe, car le diplôme à la génération précédente était souvent un privilège masculin : plus de la moitié de leurs pères étaient diplômés d’études supérieures, alors que ce n’était le cas que d’une mère sur 5 ou 6[7]. C’est bien une stratégie individuelle, liée à l’engagement féministe, et qui les distingue de leurs sœurs, lesquelles ne sont diplômées qu’à 67 %.

 

Mais il est aussi intéressant de comprendre la stratégie d’acquisition d’un capital culturel, par rapport aux milieux d’origine et aux évolutions socio-économiques de la période. L’université, en effet, est le passage obligé pour les « héritiers » des couches supérieures. Elle est aussi le principal moyen de la mobilité sociale dans d’autres groupes sociaux.

 

L’itinéraire intergénérationnel d’une grande partie d’entre elles est une belle illustration de la régression des professions indépendantes, et de la croissance symétrique des classes moyennes salariées. On sait que cette catégorie est passée de 9 % à 23,5 % de l’ensemble social entre 1954 et 1981. Et que s’y concentrent des professions particulièrement féminisées (enseignement, documentation et édition ; santé et travail social).

 

Dans cette perspective, on peut voir l’acquisition d’un diplôme comme le moyen de la transition entre les classes moyennes traditionnelles et les classes moyennes salariées. Le diplôme étant pour celles-ci l’indispensable capital culturel qui remplace le capital économique. On constate en effet que plus de la moitié de leurs pères (et un quart de leurs mères actives) faisaient partie des  professions indépendantes, alors que ce n’est le cas d’aucune d’entre elles[8].

 

Près des deux tiers des féministes de l’enquête exercent dans le secteur public.  Il y a là une part de traditions familiales puisque nombreuses sont parmi elles les filles de fonctionnaires, et surtout d’enseignantes car c’est essentiellement par les mères que passe l’orientation vers la fonction publique : près de 40% des mères actives étaient fonctionnaires, dont la moitié enseignantes.

 

La préférence des féministes pour le secteur public est telle que même celles qui ont choisi des professions traditionnellement exercées en libéral (médecine, architecture) ont préféré l’exercice en institution publique. Et rares sont (en 1986) les féministes salariées dans le secteur privé,  que ce soit comme cadre moyen ou supérieur, ou comme employée.

 

Mais on trouve aussi parmi elles un grand nombre de femmes (environ un quart) qui échappent aux statuts professionnels classiques. Elles ne sont ni fonctionnaires, ni salariées dans le privé, ni indépendantes. Cette catégorie peut sembler artificielle puisqu’on y a regroupé des cas très différents, des niveaux de réussite et des statuts dissemblables : petits boulots, travail précaire, piges, vacations, free lance, musique, vidéo, création, écriture.  On peut vivre de sa plume ou de ses créations ; mais on peut aussi vendre sa force de travail ou ses compétences à différents employeurs et ne pas faire toujours la même chose.  Ce qu’il y a de commun entre ces situations professionnelles hétérogènes, c’est la préférence pour des situations d’autonomie, voire de marginalité. Il peut y avoir subordination dans le travail et dépendance à l’égard d’un employeur ; mais pas d’insertion dans un statut de soumission.

Presque toutes les femmes qui ont répondu ont choisi des professions intellectuelles : universitaires ou chercheuses,  enseignantes, écriture, journalisme, audiovisuel, édition, travail social. Alors que leurs frères ‑et aussi un certain nombre de leurs sœurs- ont fait des études  débouchant sur des professions libérales ou des carrières industrielles et commerciales.

 

Préférence pour le secteur public, réticences devant la dépendance salariale comme devant la loi du marché, l’esprit d’entreprise et de compétition… Le féminisme peut-il expliquer ces choix ?

On les voit s’inscrire dans une trajectoire de promotion culturelle, mais qui en même temps se limite à un cadre déterminé. Plus encore que le gauchisme, le féminisme des années 70 avait stigmatisé les ambitions individuelles, la réussite sociale, le désir d’intégration. Il semble bien que les féministes, dans les années 1980,  soient restées fidèles à ces choix collectifs.

 

L’Université et la recherche permettent mieux que d’autres professions de conserver une zone de liberté, de créativité individuelle ou collective. Les études féministes (qui concernent un tiers des enquêtées)  permettent de prolonger en la professionnalisant une réflexion issue du Mouvement.  Cette démarche est possible aussi dans d’autres domaines : création audio‑visuelle, écriture, journalisme, édition, responsabilités politiques et sociales.

Une très grande majorité des femmes qui ont répondu à l’enquête (93 sur 120) ont réussi à continuer ‑de façon professionnelle ou à côté ‑ des activités  commencées avec le Mouvement. Celui-ci n’a décidément pas été une parenthèse dans leur vie[9].

 

Notre enquête sur les féministes des années mouvement rejoint les analyses socio-politiques qui ont montré l’importance des classes moyennes salariées dans les « nouveaux mouvements sociaux » issus de Mai 68 et le nouveau modèle culturel qu’elles inventent, notamment dans la vie quotidienne : le libéralisme culturel[10].

 

C’est en effet dans les choix de leur vie privée que les féministes se sont particulièrement distinguées, et c’est là sans doute qu’elles ont eu le plus d’influence sur la société.  

 

  La vie privée des féministes

L’un des objectifs de l’enquête était de confronter les discours provocateurs du MLF aux pratiques des féministes. De mettre en vis-à-vis la dénonciation du mariage, du couple, de la maternité et les choix de vie effectifs, avant, pendant et après les années 1970 : vie en couple, en communauté ou en solo, mariage, maternité, homo, bi ou hétérosexualité…

 

                                      Debré nous n’te f’rons pas d’enfant, non, non, non, non

Pour faire de la chair à canon, non, non, non, non,

S’abrutir à la production, oh non

Et vive la contraception

C’est bon, c’est bon, c’est bon, c’est bon

De ne plus avoir un bonhomme sur notre dos

….

Plus jamais ne nous marions, non, non, non, non,

Ne restons plus à la maison, non, non, non, non,

Leur amour c’est comme une prison, oh non

Faisons des fêtes et des chansons

C’est bon, c’est bon, c’est bon, c’est bon

De ne plus avoir un bonhomme sur notre dos

(Chanson du MLF, sur l’air de Brigitte Bardot)

 

Les femmes qui ont été au commencement du MLF se distinguent effectivement par leur attitude vis-à-vis des institutions de la vie privée. Mais c’est surtout par la suite, dans la participation au Mouvement qu’on verra se mettre en place de nouvelles normes, conformes au discours de contestation tenu par le MLF.

 

Mariage : Certaines d’entre elles étaient mariées. Mais sur les 32 mariages datant d’avant 68, 22 ont abouti à un divorce. Rares ont été les mariages pendant les années soixante-dix  et suivantes. En définitive, 60 % de nos enquêtées sont restées célibataires. A titre de comparaison, il y avait 9,6 % de célibataires parmi les cadres et professions  libérales en 1975. Le boycott du mariage n’implique pas nécessairement la vie en solo. Nombreuses sont celles qui vivent en couple, cohabitant ou non, homosexuel ou hétérosexuel.

 

Sexualité : Sur le rapport entre féminisme et homosexualité, tout a été dit, et le contraire. « Nous sommes toutes … des lesbiennes et des mal baisées » chantaient en chœur les féministes, en réponse aux insultes. Sans revenir sur tous les débats autour de la question, l’enquête nous permet d’avancer quelques chiffres et de mesurer l’influence du Mouvement sur les choix sexuels. Au moment de l’enquête, un quart des enquêtées se définissent comme homosexuelles, les trois autres quarts comme hétérosexuelles. La catégorie de la bi-sexualité, significative pendant les années mouvement, s’est réduite jusqu’à presque disparaître. Certaines hétérosexuelles d’avant le Mouvement sont devenues depuis homosexuelles, et jamais l’inverse.

 

Maternité : le MLF le proclame, « On peut être femme sans être mère ». Et c’est aussi ce que pensent et font bien des féministes. Au moment de l’enquête,  60 % d’entre elles ont un (ou des) enfant(s). Avec une moyenne de 0,88 enfant par femme, on est loin de la moyenne nationale et du renouvellement des générations. Mais les changements portent aussi sur les conditions de la maternité.

En ce qui concerne l’âge à la première naissance, il faut distinguer selon les périodes. Avant 1968, les féministes ne se singularisent guère par rapport à la moyenne nationale : 24,3 ans.  Il y a très peu de naissances au début des années 1970, comme s’il était difficile, dans la dénonciation de la maternité contrainte, de reconnaître un désir d’enfant. Mais dès que la victoire a été en vue et le choix devenu possible, ce désir refoulé a pu s’exprimer et le mot d’ordre est devenu : « Nous aurons les enfants que nous voudrons ! ». Les enfants sont d’ailleurs très présents dans la presse et les revues féministes à la fin des années soixante dix [11]. L’âge moyen auquel elles ont leur premier enfant est alors de plus de 31 ans. Et les enfants, dans près de la moitié des cas, sont nés hors mariage[12].

 

Si on cherche à interpréter les choix de vie des féministes, sur le plan professionnel et sur le plan personnel, on les trouvera cohérents  avec les discours du MLF. Prolongation des études, développement des activités militantes ou créatrices dans la vie professionnelle, orientation vers des professions intellectuelles, professionnalisation des  investissements militants, préférence pour le secteur public, refus du mariage, rejet ou retard de la maternité, réticence à l’égard  du couple… indiquent une stratégie –consciente ou non- pour éviter des situations de dépendance ou pour retarder le moment de se fixer dans un statut définitif..

 

La dénonciation des rôles, le refus initial s’est souvent  transformé en un simple  ajournement. Et cela peut apparaître comme un abandon de la lutte dans sa volonté radicale. Le MLF n’a pas réussi à abolir le patriarcat. Mais ce diffèrement a permis de construire un meilleur rapport de forces, par la constitution d’un capital culturel et par la lutte collective qui a défini un nouveau niveau d’exigence et remporté des victoires partielles. Les normes contestées ont été assouplies, le champ des possibles a été ouvert : célibat, homosexualité, maternité célibataire, famille monoparentale ou recomposée… La famille, modèle déposé, a éclaté pour laisser place à une grande variété.

 

Innovatrices sociales : du MLF au nouveau modèle familial et sexuel.

Le plus intéressant n’est pas dans ce qui distingue les féministes, même si les chiffres sont impressionnants ; c’est qu’à leur suite des évolutions semblables se sont produites dans la société ; ce qui était choix de vie marginal et provocateur a été annonciateur d’évolutions sociales. Le nombre des mariages a baissé (416.000 en 1972, 334.000 en 1980, 265.000 en 1987, 255.000 en 1993, 256.000 en 2009). L’âge des mères à la première naissance s’est élevé progressivement. Les naissances hors mariage sont de plus en plus nombreuses : 6 % en 1968, 20 % en 1985, 30 % en 1995, 50 % aujourd’hui. L’Union libre est de moins en moins militante. Les situations atypiques ont cessé de l’être : divorces, familles monoparentales, familles recomposées sont devenues des variantes du nouveau modèle.

 

C’est tout le modèle familial et sexuel qui a changé : le modèle traditionnel, patriarcal, d’interdépendance entre l’homme qui pourvoit aux besoins de la famille et la femme qui assure son entretien, ne correspondait plus aux nécessités économiques et culturelles, notamment dans les couches moyennes salariées ; mais il restait considéré comme la norme. Un nouveau modèle dominant a triomphé, qui proclame l’égalité entre les époux (ou les concubins), qui contribuent aux charges du mariage et sont censés partager à égalité les charges domestiques (On sait que la réalité est loin de se conformer au modèle).

 

Comme le note Nadine Lefaucheur, ce nouveau modèle est cohérent avec les conditions de vie des couches moyennes salariées. Les femmes, également diplômées, également salariées, peuvent être indépendantes financièrement. Le mariage n’est plus nécessaire, en l’absence de patrimoine à transmettre, remplacé  par le diplôme qui constitue un capital personnel. La maîtrise de la fécondité permet aux femmes de mener de front « carrière professionnelle » et « carrière procréatrice » et d’améliorer ainsi leur position dans le rapport des sexes sur le plan conjugal comme sur le plan social[13].

 

Dans les années soixante-dix, les féministes se sont trouvées en positions d’innovatrices sociales proposant de nouveaux modèles, par le discours et par l’exemple. C’est que l’évolution sociale le permettait : instruction des filles, travail des femmes, maîtrise de la fécondité.  C’est qu’elles appartenaient à un groupe social en développement et disposaient de certains atouts culturels qui leur permettaient de prendre des risques et de se soustraire aux statuts de dépendance et de sécurité. Mais la redéfinition des rôles, la construction d’un nouvel équilibre dans les rapports entre les sexes ne sont pas le résultat automatique d’une évolution socio‑économique, ni le simple bénéfice d’une position sociale ; ce sont tout autant les fruits de la lutte collective.

 

Le changement pouvait‑il être envisagé sans que l’insoumission ne soit affirmée ? Le MLF mettait en scène une possible rupture entre les sexes. Il disait un risque, même si celui‑ci n’était pas toujours pris individuellement. Les équilibres traditionnels, les anciennes contraintes en étaient déstabilisés.

 

Dans cet exemple, on peut observer le rôle des minorités agissantes, mais aussi ses limites. Le  MLF a eu une influence certaine sur les évolutions de la société parce qu’il exprimait des aspirations plus ou moins confuses chez beaucoup de femmes. Le discours radical a trouvé un écho parce qu’il correspondait à leurs préoccupations (maternité choisie pour mieux concilier, mise en cause des rôles pour légitimer un nouveau partage, assouplissement des normes, ouverture des possibles).

Mais les minorités agissantes n’ont d’impact que tant qu’elles expriment des aspirations partagées (même de façon moins radicale) par le plus grand nombre. Elles se trouvent marginalisées quand ce soutien fait défaut. Inouï en 1970, le discours féministe est devenu inaudible dans les années 1980. Mais les germes qu’il avait semés ont continué à germer.

 

 

 

Bibliographie :

 

Basch Françoise, Bruit, Louise, Dental, Monique, Picq, Françoise, Schmitt Pantel, Pauline, Zaidman, Claude (s/s dir), Vingt cinq ans d’études féministes. L’expérience Jussieu, CEDREF Publications universitaires Denis Diderot, 2001.

 

Bidou, Catherine  Les Aventuriers du quotidien,  Economie en liberté, 1985.  

 

Collectif, MLF Textes premiers, choisis et présentés par Cathy Bernheim, Liliane Kandel, Françoise Picq, Nadja Ringart, Stock, 2009

 

Groupe  d’études féministes de l’Université Paris VII (G.E.F), Crises de la société, féminisme et changement, Revue d’en face Editions Tierce, 1991 ;

 

Grunberg, Gérard et Schweisguth, Etienne « Le virage à gauche des couches moyennes salariées », in Capedevielle et al  France de gauche, vote à droite, Presse de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1981.

 

Intervention, n°17, juillet-septembre 1986, «Le libéralisme culturel face au nouvel ordre moral».

 

Kandel, Liliane, « Une minorité agissante : actrices et modèles », GEF, Crises de la société, féminisme et changement, Revue d’en face-Editions Tierce, 1991.

 

Picq, Françoise, « Le Mouvement de libération des femmes et ses effets sociaux » Rapport de Recherche, ATP du CNRS « Recherches féministes et recherches sur les femmes », Tome 1, 1987.

 

Picq, Françoise, Libération des femmes, les années mouvement, Seuil, 1993.

 

Picq, Françoise, « Stratégies de sexe ou destin de classe», in GEF, Crises de la société, féminisme et changement, op.cit.

 

Ringart, Nadja, « Quand ce n’était qu’un début… Itinéraires de femmes à Paris », ibid.

[1] Pour ce titre, pour le travail commun et pour la relecture de cet article, je remercie Liliane Kandel.

[1] Cette enquête a été faite dans le cadre d’une recherche : Françoise Picq (avec la collaboration de Liliane Kandel, Françoise Ducrocq et Nadja Ringart), « Le Mouvement de libération des femmes et ses effets sociaux » Rapport de Recherche, ATP du CNRS « Recherches féministes et recherches sur les femmes », Tome 1 (novembre 1987, 300 pages). A notre connaissance, il n’y a pas d’étude équivalente, quantitative, portant sur d’autres militants de la génération 68. Cela nous aurait permis de vérifier ou de nuancer nos résultats. Les études menées dans le cadre du  Groupe d’étude et de recherche sur les mutations du militantisme (GERMM) à Sciences Po, concernent des mobilisations postérieures : SOS-racisme,  Ras’l’Front, Aides, Act Up).

[2] J.K, « Les militantes », cité dans MLF Textes premiers, p.58.

[3] « Le Mouvement de libération des femmes et ses effets sociaux », op. cit, p.18.

[4] Sur l’ATP du CNRS : Hélène Rouch, « Recherches sur les femmes et recherches féministes », l’Action Thématique Programmée du CNRS », in Basch F. et al, Vingt cinq ans d’études féministes. L’expérience Jussieu, CEDREF Publications universitaires Denis Diderot, 2001.

[5] Sur les effets de la relation particulière entre enquêtrices et enquêtées, voir Liliane Kandel, « Une minorité agissante, actrices et modèles », in GEF, Crises de la société, féminisme et changement.

[6] On trouvera des résultats plus détaillés dans Nadja Ringart, « Quand ce n’était qu’un début… Itinéraires de femmes à Paris ».

[7] L’écart entre les sexes était encore beaucoup plus grand à la génération précédente et on note une très grande disparité entre les lignées : 1 grand père (maternel ou paternel) sur 4 est diplômé ; 10 grand mères maternelles (sur 120), mais seulement 2 grand mères paternelles.

[8] A titre de comparaison : il y a parmi leurs pères deux fois plus d’artisans et petits commerçants qu’il n’y en avait dans la société française (INSEE France 68) ; Il y avait, en 1963,  5 à 6 fois moins d’ enfants d’artisans et de petits commerçants parmi les étudiants que dans la population globale. (INED, « Population » et l’enseignement, 197O, p 235)

[9] On doit certes tenir compte d’un  éventuel biais dû à la plus grande facilité à retrouver celles qui sont restées plus proches ; 31 en ont fait leur profession, 47 une activité annexe ou un activité créatrice collective. En 1986, 76 ont toujours des activités féministes : études féministes (41), ou militantisme (20) (Collectif contre le viol ou l’inceste, aide aux femmes maghrébines…).

[10] Selon Gérard Grunberg et Etienne Schweisguth, les couches moyennes salariées se sont forgé une identité propre  dans les années soixante-dix par une synthèse entre les valeurs économiques et sociales de la gauche et celles du libéralisme culturel, qui oppose les valeurs de la liberté et de l’épanouissement de l’individu à la morale du devoir et du respect inconditionnel de la tradition et de l’autorité.   

[11] Sur « La maternité dans les discours du MLF, 1970-1980 », voir  Le Mouvement de  Libération des femmes et ses effets sociaux, p.153 et sqs.

[12] La proportion d’enfants nés hors mariage était en France de 6 % en 1968, de 20 % dans les années 1980. Elle est aujourd’hui de plus de 50 %.

[13]Nadine Lefaucheur, « De la diffusion  (et) des nouveaux modèles familiaux, in Recherches économiques et sociales, n°2, 1982.  Sur les modes de vie inventés par les classes moyennes salariées voir aussi Catherine Bidou, Les Aventuriers du quotidien, 1985.