Féminisme et lutte de classes, mémoire et histoire

Colloque « Faire et écrire l’histoire : Féminisme et lutte de classes de 1970 à nos jours », Samedi 25 septembre 2010, dans le cadre des 40 ans du MLF.

L’un des apports épistémologiques du MLF, c’est l’exigence de dire d’où on parle. Pour ne plus être définies par les hommes, nous nous sommes appuyées sur notre vécu et l’avons revendiqué. C’est une novation importante, même si elle a pu à la longue virer à la caricature. L’affirmation de la subjectivité ne peut pas tenir lieu de vérité démontrée. Mais cela reste une garantie d’honnêteté intellectuelle. C’est aussi une des étapes indispensables d’une démarche de recherche, qui permet la vérification des hypothèses.

 

C’est pourquoi je commencerais par me situer par rapport à l’objet de ce colloque. Mon point de vue est double : c’est celui de l’expérience vécue, comme féministe dans le mouvement depuis 1970 ; c’est aussi celui d’une chercheuse, ayant le féminisme pour objet d’études, qui donc soumet ses approches d’actrice à vérification systématique par d’autres sources de connaissance. Plus précisément je parle à partir de ce que j’ai vécu, de mes expériences et de mon itinéraire dans le mouvement ; mais aussi de la recherche que j’ai faite sur « Le Mouvement de Libération des femmes et ses effets sociaux » et qui m’a permis de confronter mes souvenirs et mes intuitions aux traces écrites, par le dépouillement de l’ensemble de la presse féministe des années 70, et à une enquête psychosociologique sur « les actrices » des premières années du MLF.

 

Voici donc quelques réflexions critiques, pour contribuer à l’histoire du MLF, comme ce colloque nous le propose.

 

1° D’abord le titre : Faire ou écrire l’histoire ? Il sous-entend que certaines (les activistes) font l’histoire et que d’autres (historien-ne-s, chercheuses) l’écrivent. Il oppose les militantes et les chercheuses, et je me sens interpellée. Je reconnais là le double procès en illégitimité que subissent en France les chercheuses féministes : illégitimes du point de vue des institutions parce qu’elles restent vues comme des militantes, illégitimes du point de vue des militantes à cause de la distance qu’elles prennent avec l’engagement militant, lequel implique des positions tranchées. Je pense qu’il faut refuser ce piège. Les études féministes sont un des prolongements importants du mouvement des années soixante-dix. Elles ont continué la critique politique de la place faite aux femmes dans la société par la critique d’un savoir constitué sur l’exclusion des femmes. Elles sont restées militantes dans leur volonté d’agir sur la réalité, même si dans leur méthodologie elles se plient à des exigences de rigueur scientifique. Elles sont restées militantes dans la défense et l’organisation collective du domaine de la recherche féministe, même si elles doivent composer avec l’institutionnalisation. Elles approfondissent les problématiques féministes. Elles participent à « la fabrique de l’histoire ».

On ne peut que déplorer la distance qui s’est accrue entre chercheuses et militantes de terrain ; et tenter de combler le fossé par des rencontres. Celle-ci est évidemment un moment privilégié de confrontation, et je m’en réjouis.

 

2° Le deuxième point que je voulais soulever qui sous-tend ce colloque : Ecrire l’histoire du « Féminisme Lutte des classes ». Cela évoque un Mouvement composée de trois tendances parallèles : Féministes Révolutionnaires, Psychanalyse et politique et Lutte des classes. J’ai toujours contesté cette vision statique du MLF, assez commune,  qui ne correspond ni à mon expérience dans le mouvement, ni à ce qui ressort des recherches que j’ai faites.

Mon expérience dans le Mouvement, je l’ai précisée dans le premier article que j’ai fait  dans La Revue d’en face « Sauve qui peut, le MLF[1] »,  qui est la préfiguration de mon livre Libération des femmes, les années mouvement [2]. J’ai participé à des initiatives de chacune des tendances, sans me reconnaître dans aucune d’entre elles. Je n’ai jamais été aux Féministes révolutionnaires, « je ne me suis jamais reconnue dans la tendance lutte des classes, quoique je sois une politique, mais j’ai participé à la coordination des groupes de quartier ; j’ai participé aux  réunions de Psyk-et-po, dans l’opposition, et rompu définitivement en 72-73. Ces divergences que j’ai eues, que j’ai, avec chacune de ces tendances ne m’ont jamais donné le sentiment d’être marginale (…) le Mouvement c’était autre chose que la somme de ces trois tendances. Nous ne devons pas projeter dans les débuts du mouvement ce qu’il est devenu, mais au contraire évaluer ce qu’il est devenu par rapport à la richesse des débuts ».

 

J’ai protesté contre cette représentation d’un MLF divisé de façon permanente en trois courants, trois lignes politiques, d’autant que j’avais personnellement et collectivement résisté à l’éclatement qui s’est produit : en privilégiant les initiatives transversales, en refusant l’enfermement dans une tendance contre une autre…  Le groupe du jeudi (dit aussi « groupe politique extérieure), a été l’ultime tentative de résistance à la division du MLF. S’y sont réunies en 1973 et 1974 des femmes venues d’horizons différents. Suite à  une manifestation autonome de femmes contre la guerre du Viet Nam (20 janvier 1973), des femmes voulaient réfléchir ensemble à leur pratique politique et à leur rapport aux institutions (université, travail, syndicats, partis..) ; à leur « pratique hétéro-sociale ». Elles « refusaient l’établissement de clans antagonistes », que Psychanalyse et politique, au nom d’une ligne radicale : « Un se divise en deux », voulait instaurer. Dans une position d’ouverture critique avec chacun des courants, le groupe du jeudi rêvait de « refaire du MLF un mouvement, lieu de contradictions, de communication, permettant aussi des actions ponctuelles communes ». Il résistait à la cassure du Mouvement, mais aussi à sa clôture, à son repli sur « le ghetto » des problèmes « de femmes »[3].

Les recherches que j’ai faites depuis (notamment l’enquête sur les féministes des débuts du mouvement) ont corroboré ce sentiment. La grande majorité des féministes ont eu un engagement militant avant le Mouvement (depuis Mai 68 et avant, politique, syndical, divers). Rares sont les féministes pour lesquelles le Mouvement est la première mobilisation collective.

Le débat sur féminisme et lutte des classes a été permanent dans le Mouvement. Il revient de façon récurrente, mais les protagonistes et les enjeux ne sont pas les mêmes selon les moments (avant 70 entre Monique Wittig et Antoinette Fouque, plus tard dans les groupes de quartiers…). Les positions ne sont pas figées ; les clivages se déplacent.

 

C’est cette analyse du MLF dans ses transformations que j’ai essayé de transmettre dans Libération des femmes, les années mouvement (et que je ne renie pas dans Libération des femmes, quarante ans de mouvement), en découpant la chronologie de façon dialectique. Ma première partie « Le temps de la découverte » va des débuts jusqu’à 1975 et met l’accent sur la force dynamique du Mouvement, riche de ses débats et de ses contradictions. C’est le temps des actions communes (dont le Torchon brûle, La Mutu 72, la Campagne avortement, les manifs…). La deuxième partie, « Le temps des contradictions », n’est pas la suite chronologique de la première. Elle revient en arrière pour mettre l’accent sur les tensions qui existaient (ou préexistaient au Mouvement), et qui progressivement ont abouti à un éclatement. C’est « les tendances contre le mouvement[4] », mais aussi les contradictions internes à chacune d’entre elles.

 

La tendance « Lutte des classes » s’est constituée autour de la plate-forme du Cercle Elisabeth Dimitriev « Sortir de l’ombre », avec ses polémiques entre groupes et journaux, ses remises en question du fonctionnement du MLF. Mais en même temps celui-ci s’est dissout dans un mouvement des femmes plus vaste et plus flou[5]. Parallèlement le conflit avec « Psychépo » est devenu le clivage principal. Après que ce groupe ait déposé le sigle MLF (à la Préfecture de police et à l’Institut de la propriété industrielle et commerciale), le mouvement s’est  recomposé en deux pôles : le « MLF déposé » et le « MLF non-déposé ». Les autres contradictions étaient dès lors secondaires et faisaient l’objet de débats plus que de conflits.

 

Théoriquement, la tendance lutte des classes s’est opposée à la thèse de Christine Delphy dans « l’ennemi principal »[6]. Mais celle-ci n’a pas été la base théorique commune à une tendance féministe radicale ; les Féministes révolutionnaires ne s’y reconnaissaient pas toutes[7]. C’est en revanche ce postulat : « l’appartenance de toutes les femmes à une même classe sociale », qui a fondé la revue Questions féministes[8]. Le débat qui s’est instauré,  notamment dans La Revue d’en face,  ne recouvrait pas non plus une opposition féministes radicales / féministes Lutte des classes. La Revue d’en face, revue de politique féministe a été créée par des filles de l’AMR-Cercle Elisabeth Dimitriev, mais qui ont été très vite rejointes par d’autres, venues de différents courants.  C’est à partir de positions variées qu’elles ont contredit le point de vue féministe radical, matérialiste ou le lesbianisme radical qui s’exprimaient dans  Questions féministes : Irène Théry, Catherine Deudon, Marie-Jo Dhavernas, moi-même[9].

 

On peut cependant au fil des numéros de la Revue d’en face, observer l’une des évolutions du mouvement des femmes dans les années 1980. Avec l’élection de Mitterrand, la question est posée de l’institutionnalisation et d’un changement dans les modes d’action. Le choix du réformisme est explicité [10] ; en même temps qu’émergent les études féministes (avec des articles fondés sur des thèses). C’est le pari qu’on peut agir sur la société au niveau idéologique, en imposant la pensée féministe.

 

3° Pour nuancer quelque peu mes remarques précédentes, je pourrais dire que le courant « Lutte des classes » du MLF a continué après « les années mouvement ». Dans la crise du militantisme, qui a touché le mouvement des femmes après avoir dévasté le mouvement issu de Mai 68, c’est bien ce courrant qui a résisté, et permis la traversée du désert. Et de cela je veux reconnaître l’importance.

 

Je terminerai enfin en félicitant les organisatrices de ce colloque de leur initiative et les participantes de sa réalisation. Il y a eu au cours de cette journée une énorme richesse de matériaux pour servir à l’histoire du féminisme des années soixante-dix à aujourd’hui.

 

 

[1] F.Picq, « Sauve qui peut le MLF », La Revue d’en face, n°11, 1981. Le groupe femmes de VLR s’est fondu dans le MLF dès l’été 1970.

[2] Libération des femmes, les années mouvement a été édité au Seuil en 1973. Il est réédité (remanié et prolongé) en 2001 aux Editions Dialogues.fr : Libération des femmes, quarante ans de mouvement.

[3] « Unes ne se divisent pas qu’en 2, ou portrait-robot-de-la-femme-assidue-ou-pas au groupe du jeudi, dit aussi groupe « politique extérieure », tract 1973, publié dans MLF Textes premiers, p.151-154.

[4] Cf « Les tendances contre le mouvement, le pouvoir au bout du MLF », texte écrit par Catherine Deudon en 1974, republié dans MLF,  Textes premiers, p.149-151.

[5] Ce qui amène à distinguer le Mouvement (MLF) du mouvement des femmes.

[6] « Sortir de l’ombre », plate forme du cercle Elisabeth Dimitriev, mai 72  (in MLF Textes premiers, p.144-148).  Femmes en lutte est créé en mars 1974. Christine Dupont [Delphy], « L’ennemi principal », Partisans, n°54-55, « Libération des femmes année zéro », juillet-septembre 1970, (réédité Editions Syllepse, 2009).

[7] Le texte « Féministes Révolutionnaires », prend ses distances avec une analyse en terme de classe et une démarche qui fait entrer la lutte des femmes dans les schémas de la lutte des classes.  (Le Torchon brûle, n°4, publié dans MLF Textes premiers, p. 158-163). Le groupe des Féministes révolutionnaires s’est dissous dès janvier 1971, considérant qu’il n’y avait plus lieu de défendre une position féministe qui, de fait, était devenue celle du mouvement tout entier.

[8] Questions féministes, n°1 « Variations sur des thèmes communs ».

[9] Revue d’en face, n° 9-10, notamment : Irène Théry, « Sexage : une théorie au-dessus de tout soupçon » ; Catherine Deudon, « Radicale-ment, nature-elle-ment » ; Marie-Jo Dhavernas, « Ah, je ris de me voir si belle en ce miroir ». Françoise Picq, « Féminisme, matérialisme, radicalisme », Revue d’en face n°13. La revue précisait : « La plupart des articles de la Revue sont issus de discussions collectives ; il n’en reste pas moins qu’ils sont signés et n’engagent que celles qui les ont écrits car voyez-vous, nous ne sommes pas toutes les mêmes » .

[10] Revue d’en face, n°11, « Mouvement et institutions », notamment Françoise Picq, « Sauve qui peut le MLF » ; Marie-Jo Dhavernas « Une seule solution autre chose » [la victoire de la gauche et le mouvement des femmes].