Conférence en Espagne : Le bel après Mai des femmes

Publié en Espagnol : El hermoso pos-mayo de las mujeres, Dossiers féministes 12, 2008, pages 69-76, « Mayo del 68 : revolucion y género« , Universitat Jaume I, Castelon de la Plana. Lire l’article en espagnol.

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Je voudrais d’abord vous dire combien je trouve sympathique l’intérêt porté au Mai français, et particulièrement au mouvement féministe qui l’a suivi par une nouvelle génération espagnole.

Le quarantième anniversaire de Mai 68 est l’occasion d’une polémique en France.   Nicolas Sarkozy, candidat à la présidence de la République, avait proposé de « liquider l’héritage de Mai 68 ». Du coup les « héritiers » ont dû le défendre. Dans l’héritage de Mai 68, il y a une partie apparemment consensuelle : « l’émancipation des femmes ». Tout le monde s’entend pour dire que les changements concernant les femmes sont positifs. Mais il y a une ambiguïté ; d’un côté la reconnaissance du rôle positif du féminisme, mais de l’autre une forme particulière d’antiféminisme. Comme si le féminisme passé était du bon féminisme ; alors que le féminisme aujourd’hui, qui s’obstine à mettre l’accent sur ce qui ne va pas, est rejeté comme un danger pour des relations harmonieuses entre les sexes.

C’est à la lumière de ce paradoxe que je voudrais revenir sur ce qu’a été le mouvement féministe : héritier de Mai 68, mais en même temps mouvement de critique du gauchisme, de remise en cause du modèle révolutionnaire classique.

Le Mouvement de Libération des femmes est le résultat de la rencontre entre deux démarches. Il a pris chez Simone de Beauvoir la conscience de l’inégalité sociale entre les sexes, de la définition des femmes comme « Autre ». Du mouvement de Mai 68, il a appris la lutte collective, la volonté de « changer la vie ». Il en a aussi adopté le style, spectaculaire et provocateur, joyeux, insolent.

1) Le MLF : héritier de Mai 68

Il y a eu dans les années 1960 et 1970 des mouvements féministes dans de nombreux pays occidentaux, d’abord aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, au Danemark, aux Pays-Bas à la suite de mouvements étudiants. En France il est apparu un peu plus tard : en 1970. En Espagne comme au Portugal, il devra attendre le mouvement démocratique pour se développer.

Le MLF a été la forme particulière prise par le féminisme dans le contexte politique de l’après Mai français. Il a repris et continué les conceptions politiques du Mouvement de Mai 68, sa définition large du politique, son radicalisme, son utopie, son messianisme.

« Tout est politique », disait-on en Mai 68. C’est-à-dire que le politique n’était pas un domaine séparé du reste de la vie, ni  l’affaire de professionnels de la politique. Que tout pouvait être remis en question : la politique, les rapports sociaux, mais aussi la vie quotidienne, la culture, la philosophie de la vie. L’objectif était de « changer la vie ». La démocratie ne se concevait que  directe, immédiate ; excluant toute idée de démocratie représentative.

Cette conception était aussi celle du MLF : « Le personnel est aussi politique », affirmait-il. C’était dire que les rapports personnels, privés sont aussi des rapports sociaux : rapports domestiques mais aussi affectifs et sexuels. Politiques parce que collectifs, mêmes s’ils se jouent le plus souvent dans des relations interindividuelles ; il ne peut y avoir de solutions individuelles.

La perspective était radicale : Il ne s’agissait pas d’améliorer la condition des femmes dans la société, d’obtenir plus de droits, plus d’égalité ; mais de changer la société, en tant qu’elle repose sur l’oppression et l’exploitation des femmes. L’utopie, c’était de ne pas accepter la situation actuelle comme une réalité à laquelle il faudrait s’adapter, mais d’affirmer que tout est possible et qu’il n’y a pas à choisir et à renoncer. Et le MLF reprenait à son compte le messianisme du mouvement ouvrier en proclamant « en se libérant, les femmes libéreront l’humanité toute entière ».

Répertoire d’action

C’est encore l’héritage de Mai 68 qu’on retrouve dans les formes d’organisation choisies par le MLF, dans ses répertoires d’action : le caractère festif de la contestation, le style spectaculaire et provocateur, la transgression, l’humour corrosif, l’insolence, la dérision qui posaient des défis aux pouvoirs établis. La provocation pousse le « système » à dévoiler sa véritable nature, répressive mais camouflée tant qu’il y a consentement. Les slogans chocs, plus que de longues démonstrations, permettent de passer le mur des médias.

C’est ainsi que le 21 août 70 une dizaine de femmes est allée déposer  une gerbe de fleurs à la femme du soldat inconnu : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme », avec aussi une banderole qui disait : « Un homme sur deux est une femme ». En octobre, c’est quarante femmes, enchaînées aux grilles de la prison de la Petite Roquette : « Nous sommes toutes des prisonnières ». Les minorités actives compensent leur faible nombre par la force du symbole et leur détermination, dès lors qu’elles parviennent à déplacer d’importantes forces de police et à les narguer pour offrir aux médias de belles images. Car, grâce aux petits écrans, la mise en scène  de la violence est devenue plus efficace que la violence réelle, et tellement plus appropriée au rapport de forces.

En novembre, c’est la perturbation des « Etats généraux » organisés par le magasine Elle où un Contre questionnaire a été distribué : « Qui est le plus apte à décider du nombre de vos enfants ? Le pape qui n’en a jamais eu ? Le président qui a de quoi élever les siens ? Le médecin qui respecte plus la vie d’un fœtus que celle d’une femme ? Votre mari qui leur fait guili-guili le soir en rentrant ? Vous qui les portez et les élevez ?»

Si Mai 68 a été une « crise du consentement à l’ordre établi », la lutte pour l’avortement libre en est un exemple caractéristique. Le combat apparaît bien comme politique, puisqu’il affronte directement l’Etat en transgressant publiquement la loi contestée. Il revendique une liberté individuelle : la « Libre disposition de notre corps », en faisant appel à la répression.

La publication en avril 1971 dans Le Nouvel Observateur du Manifeste des 343 (« Françaises qui ont eu le courage de signer le Manifeste, « Je me suis fait avorter ») a lancé le débat sur la place publique, fait éclater le scandale de l’avortement, mettant l’Etat au défi d’appliquer ou d’abolir une législation anachronique, hypocrite, inégalitaire. Puis il y a eu la  Marche du 21 novembre 71, les journées de « dénonciation des crimes contre les femmes » à la Mutualité en mai 72… Il y a eu le Procès de Bobigny en 1972, détourné en procès de la Loi de 1920.

En 1973, 331 médecins ont signé un Manifeste, déclarant qu’ils pratiquaient des avortements. Le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), créé pour les défendre contre d’éventuelles poursuites judiciaires, a cédé devant l’ampleur des demandes d’avortements, organisé des voyages collectifs vers la Hollande, l’Angleterre. Puis il a introduit en France la méthode d’avortement par aspiration et pratiqué des avortements, d’abord clandestins puis de plus en plus publics.

Il fallait bien que la loi de 1920, qui était publiquement transgressée, tournée en ridicule, soit changée. C’est la tâche qui a été confiée à Simone Veil par le Président Valéry Giscard d’Estaing nouvellement élu. Il fallait faire accepter la réforme à une majorité parlementaire résolument hostile ; mais la loi a pu être votée grâce au soutien unanime de l’opposition de gauche, socialiste et communiste. La loi Veil, quelques soient ses limites, a consacré le droit des femmes à décider : l’Interruption Volontaire de Grossesse Elle a été adoptée pour 5 ans.  Il y a donc eu un nouveau vote en 1979 pour la rendre définitive ; et c’est encore la gauche qui a fourni le gros des voix. Lorsque elle-même est arrivée au pouvoir en 1981, il ne lui restait à faire adopter que le remboursement de l’IVG (In.

Tous les mouvements féministes des années 1960 et 1970 ont eu pour enjeu la liberté de l’avortement. Si la lutte a été si forte en France, l’affrontement symbolique et la victoire si grands, c’est sans doute que ceux-ci s’inscrivaient dans le conflit politique qui oppose traditionnellement deux camps autour de la laïcité.

Le MLF a mené d’autres combats pour la liberté de disposer de son corps : contre le viol, les violences conjugales… Il a connu d’autres succès, mais pas aussi spectaculaires que sur l’avortement.

2Le MLF, héritier rebelle de Mai 68

Paradoxalement, c’est par la rupture avec le gauchisme dont il est issu que le féminisme a prolongé Mai 68. Rupture manifestée d’abord par la non-mixité, qui a été l’acte fondateur du mouvement des femmes. En mai 1970, à l’université de Vincennes, une réunion ouverte aux femmes seulement a été troublée par des gauchistes. La polémique qui s’en est suivie et les arguments des hommes ont convaincu de la justesse du choix : « Seule l’opprimée peut analyser et théoriser son oppression et par conséquent choisir les moyens de la lutte ».

La non-mixité a été pour les femmes une découverte : la parole était plus facile, la solidarité s’exprimait avec le sentiment d’avoir vécu les mêmes problèmes et que ceux-ci résultaient d’une commune situation d’oppression. Le personnel et le collectif coïncidaient dans une quête d’identité appuyée sur l’analyse de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ».

La rébellion des filles de Mai se manifestait aussi par la critique du gauchisme. Celui-ci, disaient-elles, reproduit en son sein ce qu’il dénonce : la délégation de pouvoir, la hiérarchie, la division sexuelle du travail militant (les hommes au micro, les femmes à la ronéo), la supériorité des spécialistes/ théoriciens (sur ceux/celles qui connaissent l’oppression parce qu’ils/elles la vivent).

A cela le MLF opposait l’importance de l’expérience vécue et la nécessité d’être soi-même l’objet de sa propre lutte. Il inventait une nouvelle façon de militer : non plus « au service des autres » (le prolétariat ou pour les peuples opprimés) ; mais pour soi et à partir de soi : « On ne peut pas libérer un/e autre, il faut qu’il/elle se libère ».Et rien ne peut justifier la supériorité de ceux qui prétendent savoir mieux, qui se proclament « avant-garde ».  Alors la libération n’était plus un projet, un objectif lointain, mais un processus en œuvre, une fête. Les moyens classiques de la révolution : le programme, le dogme, le parti, se trouvaient remis en question

Le féminisme et la crise du gauchisme :

Le féminisme est-il responsable de la crise qu’a connue le gauchisme dans les années 70 et de la fin de l’espoir révolutionnaire ? Sans doute a-t-il participé à ce vaste mouvement de critique du marxisme en affirmant qu’il n’y a pas un groupe social –le prolétariat- qui serait à lui seul porteur de la révolution ; mais que chaque groupe social doit choisir ses enjeux et ses moyens de lutte. Il a apporté une vision plus complexe de la réalité sociale et des rapports de pouvoirs  Mais il ne faut pas exagérer son influence. On la constate dans les débats internes et les crises de certains courants : comme les maoïstes de VLR (Vive la Révolution) ou des  trotskystes de l’AMR (Alliance marxiste révolutionnaire) ou de la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne). Mais il ne semble pas que la critique féministe ait atteint d’autres tendances importantes de l’extrême gauche d’après Mai 68, comme la Gauche Prolétarienne (GP).

Il y a en réalité bien des facteurs qui expliquent le changement de climat politique au cours des années 1970 : la crise économique, qui va de pair avec une crise des valeurs, des idéologies… La débâcle du marxisme s’inscrit dans une situation géopolitique, avec la fin de la guerre du Viet-Nam  ou l’effet Soljenitsine. Il y a aussi la peur des dérives terroristes, comme il y en a eu en Allemagne et en Italie.

Crise du mouvement des femmes.

Cette crise du militantisme et de l’idéologie révolutionnaire, que le féminisme a contribué à diffuser, le Mouvement y est entré à son tour. Il s’était cru protégé par que les ruptures qu’il avait initiées, sa critique du totalitarisme, sa mise en avant de l’individu dans le collectif, du privé dans le politique. Il avait décrété que tout le problème venait de « la politique des mecs » (rapports de pouvoir et de domination, violence, sectarisme, manipulation). Postulant naïvement qu’entre femmes tout cela disparaîtrait de soi même. Cette utopie a sans doute aidé à l’explosion créatrice du mouvement ; mais elle s’est ensuite figée en dogme et a empêché le Mouvement de s’adapter à une réalité qui changeait.

Le MLF né de Mai 68, dans un climat optimiste et contestataire, était resté attaché à sa vision novatrice. Il n’a pas été capable de s’adapter alors que le contexte avait changé. Il avait remporté de grands succès, avec le vote de la loi Veil, de celle sur le viol. Ses thèmes, ses analyses étaient repris dans les médias ; les problèmes qu’il avait soulevés étaient pris en compte, en même temps que détournés, par les politiques, les partis, les syndicats, les institutions nationales et internationales. Loin de voir une victoire idéologique dans les évolutions de la société qu’il avait impulsées, il criait à la récupération. Paralysé par sa crainte du réformisme, il continuait à dénoncer, à refuser toute négociation.  Il portait encore le flambeau de 68 et des valeurs collectives quand le mouvement social avec lequel il avait pu les partager avait pratiquement disparu.

Après le dynamisme des années 70 le féminisme a connu un reflux dans tous les pays ; mais avec des différences selon les particularités nationales. Il n’y a pas eu en France de réaction violente comme aux Etats-Unis avec la nouvelle droite depuis l’ère Reagan, les acquis n’ont guère été remis en question. Le « backlash » s’est exprimé par le dénigrement des féministes et l’invalidation de leurs propositions.

Quarante ans après Mai 68, on peut faire ainsi le bilan du mouvement féministe qui en est issu. Il a été la partie la plus solide, la plus durable de ce mouvement social, celle qui a produit les changements les plus évidents dans la société. Il a accompagné un bouleversement de l’image des femmes et des modèles familiaux et sexuels. En même temps, par sa critique du marxisme, du schéma révolutionnaire, il a  ouvert une brèche, une voie de sortie des idéologies, tout en justifiant un retour sur la vie privée (puisque le personnel est politique). L’utopie révolutionnaire s’est révélée d’une grande efficacité ; mais seulement pour susciter des réformes, pour aider la société à s’adapter.  Il fallait pour cela que les conditions soient favorables, mais aussi que l’action de minorités agissantes trouve un large écho auprès de femmes moins radicales mais désireuses de changer quelque chose à leur vie, de mieux concilier vie professionnelle et responsabilités familiales. Dès lors que celles-ci, satisfaites ou découragées, n’ont plus suivi, le mouvement minoritaire a perdu toute influence sur une société qui s’est raidie et l’a marginalisée.  Le féminisme était passé de mode, les féministes étaient dépassées.