Mouvement syndical et égalité femmes hommes

Conférence UNSA, Juin 2004

En 1979, dans Les syndicats à l’épreuve du féminisme,  Margaret Maruani posait l’hypothèse d’une « convergence conflictuelle entre deux mouvements historiquement adverses, concurrents, ennemis[i] ». C’est cette hypothèse que je voudrais reprendre en creusant ses deux termes : l’opposition d’origine entre syndicalisme et féminisme d’abord,  puis leur rapprochement.

I-Féminisme et syndicalisme, l’histoire d’un conflit

« Dès 1848 et pour de nombreuses décennies, mouvement ouvrier et mouvements féministes se séparent et s’opposent, note Margaret Maruani, d’un côté un syndicalisme misogyne, largement influencé par les thèses de Proudhon ; de l’autre un féminisme réformiste, intellectuel et bourgeois ». Marie-Hélène Zylberberg-Hocquart date aussi de « la fin du grand espoir » de 1848 le divorce entre un mouvement ouvrier « qui se coupe du féminisme sous l’influence de Proudhon » et un féminisme qui « devient un mouvement bourgeois, intellectuel[ii] ».

Mouvement ouvrier proudhonien, antiféministe d’un côté, féminisme bourgeois de l’autre.

Cela avait pourtant commencé tout autrement quand Hubertine Auclert, invitée au Congrès ouvrier socialiste de Marseille « non parce qu’elle est ouvrière, mais parce qu’elle est femme, c’est à dire exploitée, esclave déléguée de neuf millions d’esclaves » avait pu faire inscrire au programme socialiste une complète égalité entre les sexes, y compris le droit politique et un droit au travail sans restriction[iii]. Des groupes féministes-socialistes s’étaient alors créés, articulant programme socialiste et programme féministe : l’Union des femmes en 1880, La Solidarité des femmes dix ans plus tard. L’un après l’autre avaient subi les scissions successives du mouvement ouvrier, et forcés de choisir entre mutuellistes et collectivistes, entre guesdistes et possibilistes, ils avaient également échoué à faire soutenir concrètement leurs revendications dans chacun de ces courants. C’est alors qu’ils s’étaient détachés du socialisme.

C’est avec le Groupe féministe-socialiste (créé en 1899), qu’est apparu le stéréotype du « féminisme bourgeois », transmis à travers les générations sans plus être mis en question. Il faut pourtant y regarder de plus près, examiner les arguments et comprendre le fond du conflit qui a opposé féminisme et socialisme, féminisme et syndicalisme au début du siècle. « Vous nous reprochez d’être des bourgeoises, protestait Maria Pognon au Congrès féministe de 1900, je ne sais pas où vous mettez la ligne de démarcation entre les bourgeoises et les ouvrières, car chez nous il n’y a pas d’oisives, toutes nous sommes des travailleuses ». Les féministes n’étaient pas des bourgeoises oisives, elles n’étaient pas non plus des ouvrières. On ne peut les enfermer dans ce  schéma réduct eur sans méconnaître la réalité sociologique qui explique le développement du féminisme à cette époque : la croissance et la féminisation du secteur tertiaire (la part de celui-ci a doublé entre 1866 et 1914 et le nombre de femmes a été multiplié par quatre). C’est essentiellement dans ce secteur que se recrutaient les féministes, comme le note Margaret Maruani : « Bien que non ouvrières, ces femmes sont donc des travailleuses et elles vont ainsi poser au mouvement syndical les problèmes du travail et de la syndicalisation des femmes » 

Le qualificatif de « féminisme bourgeois » ne servit pas à dénoncer les tendances les plus conservatrices du féminisme, à stigmatiser le dédain de la misère ouvrière, bien au contraire. Il visait d’abord les féministes les plus radicales, celles qui s’intéressaient au sort des ouvrières et insistaient sur leur syndicalisation. La gauche féministe, organisatrice en 1900 du Congrès de la Condition et des Droits des femmes a inscrit à son programme les revendications sociales : à travail égal salaire égal, limitation du travail égale pour les deux sexes… C’est elle, dans sa défense du droit au travail des femmes, qui a été amenée à s’opposer à certains syndicats.

En effet la question du travail des femmes est une des plus cruciales qui se soit posé alors au mouvement ouvrier. Elle était longuement débattue dans les Congrès, généralement en l’absence de femmes. Deux positions s’affrontaient. Celle de la femme au foyer l’a emporté au Congrès constitutif de la Fédération nationale des syndicats, à Lyon en 1876. A Calais, en 1890, le Congrès a conclu, après un vif débat, « pour des raisons morales et sociales », que la place des femmes était « au foyer et non à l’atelier ». C’est que comme travailleurs les ouvriers redoutaient la concurrence des femmes (qui faisait baisser les salaires), et que comme maris il tiraient leur pouvoir familial de ce qu’ils gagnaient l’argent de la famille. Ils croyaient lutter contre l’évolution capitaliste qui s’appuyait sur le travail déqualifié des femmes, et des enfants en s’unissant contre celui-ci.

« Non, la place de la femme n’est pas plus au foyer qu’ailleurs, objectait Jules Guesde… Pourquoi et à quel titre  l’enfermer, la parquer dans son sexe, transformé, qu’on le veuille ou non en profession ?[iv] ». A la conception proudhonienne de la femme « ménagère ou courtisane », les collectivistes guesdistes, importateurs du marxisme,  opposaient celle de « la femme compagne de nos luttes économiques et politiques pour le relèvement des salaires et l’émancipation du travail ». Cette position l’a emporté au Congrès ouvrier socialiste de Marseille (1879), sous l’influence d’Hubertine Auclerc : « La femme doit travailler, n’étant pas moins tenue de produire puisqu’elle consomme ». Mais la défense par les guesdistes du droit au travail des femmes s’est révélée plus théorique que concrète. Dans l’attente de la révolution qui devait résoudre la « question de la femme » en même temps que la question sociale, ils ne s’intéressaient guère à la condition des ouvrières. C’est dans le quotidien féministe La Fronde qu’Aline Valette, secrétaire permanente du POF (Parti ouvrier français) tenait la rubrique « Tribune du Travail » (que Marie Bonnevial a repris à sa mort). Et il y eut plus d’ouvrières dans les Congrès féministes qu’à ceux de la CGT (Marie-Hélène Zylberberg-Hocquart a recencé 55 déléguées syndicales au Congrès du Travail féminin de Margerite Durand en 1905).

Après la mise en minorité des guesdistes, le même débat a continué dans les Congrès où s’est construite la CGT : Limoges 1895, Toulouse 1897, Rennes 1989, Paris 1900… Les arguments échangés sont les mêmes de part et d’autre, et les femmes quasi absentes.

Ceux qui s’opposent au travail des femmes peuvent sembler les plus cohérents. Certains syndicats accordaient une indemnité de deux francs à tout ouvrier se mettant en grève pour s’opposer à l’entrée de femmes dans les ateliers. De nombreuses grèves eurent lieu pour ce motif (Madeleine Guilbert en a recensé 54 entre 1890 et 1908[v]). D’autres en appelaient à l’Etat, à la réglementation du travail féminin. Celui-ci était interdit dans les travaux souterrains depuis 1874, l’interdiction du travail de nuit fut discutée des années avant que la loi ne soit promulguée en 1892 en même temps qu’une limitation de leur journée de travail à 11 heures. Les syndicalistes réclamaient cette législation, moins pour protéger les femmes de la surexploitation que pour « se protéger contre la concurrence des femmes et des enfants[vi] ». Les féministes, étaient alors hostiles à ces lois qui « infériorisent le travail féminin » et « sont pour les ouvriers la plus grande ressource dans leur lutte contre le travail des femmes »[vii]. Elles demandaient déjà une limitation du temps de travail égale pour les deux sexes. L’interdiction du travail de nuit gênait tout particulièrement les femmes typographes, leur interdisant le travail bien rémunéré dans les imprimeries des journaux. Elle a aussi été fatale à La Fronde, quotidien « dirigé, administré, rédigé, composé par des femmes » qui croulait sous les amendes et les interdictions.

L’action concertée contre le travail des femmes a sans doute contribué à maintenir celui-ci en situation d’infériorité, mais elle n’a pas empêché son développement. Elle a de plus accentué l’opposition entre les hommes et les femmes de la classe ouvrière ; cette opposition que le féminisme socialiste niait et que le féminisme « bourgeois » dénonçait.

C’est à propos de la syndicalisation des femmes que l’opposition est devenue aiguë. Les féministes appelaient les ouvrières à se syndiquer, dans les syndicats masculins autant que possible ; à défaut à créer leurs propres syndicats, affiliés à la Bourse du Travail. « L’union est indispensable, associations, coopération, syndicats ; il faut que les femmes entrent partout et partout travaillent avec leurs frères de misère, il faut que ceux-ci comprennent leur devoir et ouvrent leurs rangs à leur compagnes[viii]« .  La Fronde annonçait les réunions de la Bourse du travail, les heures de permanence des syndicats… C’est sous son égide qu’ont été créés, impulsés par Marie Bonnevial, institutrice syndicaliste, quatre syndicats féministes : fleuristes-plumassières, femmes dactylographes, sages-femmes, femmes typographes.  Les conflits entre ce dernier et le très proudhonien syndicat du Livre CGT ont durablement marqué les esprits. Il y eut en 1902 l’Affaire Berger-Levrau (le syndicat des femmes typographes ayant envoyé symboliquement quelques femmes pour remplacer des ouvriers en grève, il fut exclu de la Bourse du Travail, et il obtint sa réintégration par le Conseil d’Etat). Et surtout en 1914 l’Affaire Couriau : la section lyonnaise du Syndicat CGT du Livre ayant refusé l’adhésion d’Emma Couriau, typote payée au tarif syndical, obtenu son renvoi de l’atelier et exclu son mari Louis, coupable de l’avoir laissé exercer le métier ; la défense des Couriau a donné lieu à une importante mobilisation, orchestrée par la Fédération féministe du Sud-Est (composée surtout d’institutrices syndiquées) et à une controverse dans le syndicalisme attestant d’une évolution. C’est à la suite de l’Affaire Couriau, pour contrecarrer l’influence féministe, considérée comme « bourgeoise », que la CGT s’est décidée à mettre en œuvre une stratégie de syndicalisation en direction des femmes. Mais sans doute les rapports entre les femmes et l’organisation syndicale sont-ils restés marqués, bien au delà de l’exclusion formelle, par cette histoire là. Admises dans les syndicats, les femmes y sont restées -comme dans la vie politique- pas tout à fait légitimes.

II-Les années 70

Margaret Maruani a une vision plus optimiste des rapports entre un mouvement plus radical, et un syndicalisme qui intègre mieux la réflexion et l’action sur les questions féminines[ix]. Le changement en effet est évident. D’abord à la CFDT, proche du mouvement étudiant en Mai 68 et ouverte au mouvement féministe qui le suivit. Dès son Congrès de 1970, celle-ci « reconnaît la lutte de libération des femmes comme un aspect de la lutte des classes, comme un facteur essentiel enrichissant cette lutte et conditionnant la réalisation d’une « société socialiste autogérée ». Jeannette Laot y a introduit le débat sur l’avortement dès la publication du Manifeste des 343, et c’est avec l’autorisation du Bureau National qu’elle a participé au MLAC. Ce débat a joué un rôle important dans la transformation de la CFDT en organisation laïque[x]. La convergence a été plus difficile à la CGT, mais elle s’y est imposée sous la pression conjointe du mouvement des femmes et des militantes féministes en son sein.

Une quarantaine de « groupes-femmes d’entreprise », issus du mouvement féministe,  existaient dans la région parisienne : dans les banques, les Caisses d’Allocations, les Chèques postaux, les Ministères, les Assurances. Ils se réunissaient chaque mois dans une coordination à laquelle participaient aussi des Commissions-femmes des syndicats.. Les uns et les autres posaient les mêmes problèmes : droit au travail des femmes, inégalités de salaire, conditions de travail, avortement, contraception, viol, image des femmes, partage des tâches domestiques. Et ceux-ci ont aussi trouvé leur place dans les colonnes d’Antoinette [xi]. Il y a bien comme le souligne Margaret Maruani convergence entre un mouvement féministe qui se bat désormais sur le terrain occupé traditionnellement par les syndicats (l’entreprise) et les syndicats qui, à travers leurs commissions-femmes traitent des questions soulevées par le mouvement féministe[xii].

Mais la proximité des préoccupations n’a pas toujours permis le rapprochement. Le conflit a même pris parfois un tour violent. Ainsi lors de la manifestation du 1° mai 1976 où le cortège féministe (qui avait pourtant négocié sa place) a été agressé physiquement par le Service d’ordre de la CGT. Les injures sexistes montrent  à l’évidence la persistance du vieil anti-féminisme : « salopes », « mal-baisées », « Bobonne à la maison ». L’opposition demeure entre un syndicalisme qui considère les lois protectrices comme un acquis à défendre, et les féministes qui comme au début du siècle refusent un statut dérogatoire pour les travailleuses. Quant à l’humour provocateur du MLF, il lui est sans doute insupportable : « Viol de nuit, terre des hommes », « Ni faux cils, ni marteaux piqueurs », « La démocratie de Monsieur est avancée », « L’avenir de l’homme n’est plus ce qu’elle était ». De même le licenciement en 1982 de l’équipe de rédaction d’Antoinette, qui avait pris trop d’indépendance à l’égard de la ligne, montre les limites de l’ouverture.

Avec la CFDT, la contradiction a moins porté sur les revendications, celle-ci partageant la conception égalitariste des féministes. Mais c’est alors la concurrence qui a été ressentie le plus vivement. Comme les féministes « bourgeoises » du début du siècle, les  féministes « gauchistes » des années 70 empiétaient sur le terrain syndical, portant atteinte à son monopole. C’est pourquoi les syndicats se sont opposés à ce que la loi Roudy sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes permette à des associations d’intervenir aux côtés de femmes discriminées dans l’entreprise. Ils se réservaient ainsi une responsabilité dans l’action pour l’égalité professionnelle qui n’a guère été concluante.

Nous sommes aujourd’hui, après une période de reflux tant pour le syndicalisme que pour le féminisme, dans une nouvelle étape dont il faut espérer qu’elle saura tirer le bilan des errances du passé. Après l’opposition des débuts, après la concurrence qui lui a succédé, féminisme et syndicalisme doivent chercher un terrain de collaboration. La manifestation pour les droits des femmes du 25 novembre 1995, puis l’organisation conjointe des Assises Nationales des droits des femmes en mars 97 montrent que cela est possible, même s’il ne faut pas se masquer les difficultés. Ce colloque  aussi  est le signe d’une volonté de réflexion et d’action commune, bénéfique à l’un et à l’autre dès lors qu’ils cessent de se penser en compétition.

Bibliographie :

Madeleine Guilbert,  Les  femmes et l’organisation syndicale avant 1914, Editions du CNRS.

Jeanette Laot, Stratégie pour les femmes, Stock, 1977.

Margaret Maruani, Les syndicats à l’épreuve du féminisme, Syros 1979.

Françoise Picq, « le féminisme bourgeois, une théorie élaborée par les femmes socialistes avant la guerre de 14 », Stratégies des femmes, Ed Tierce, 1984.

Libération des femmes, les Années-mouvement, éd. du Seuil, 1993.

Marie-Hélène Zylberberg-Hocquart, Féminisme et Syndicalisme en France, éd . Anthropos, 1978.