Chapes de plomb et plafonds de verre

Conférence Cité Philo Lille, 12 Novembre 2013

-« Penser l’histoire du féminisme dans une histoire en train de s’écrire », comme nous y invite le programme de cette conférence, ne se fait pas en 20 minutes.

Je me contenterai d’ouvrir le débat en mettant l’accent sur quelques points pour situer le contexte actuel dans l’histoire du féminisme

Je vais parler de liberté et d’égalité, d’utopie et de révolution.

 

-Les organisateurs ont choisi de caractériser le contexte de cette nouvelle vague du féminisme par deux éléments : « Chapes de plomb et plafonds de verre » :.

-Je suis assez d’accord mais

-Souligner que renvoient à deux dimensions distinctes du combat féministe. Il y d’un côté les résistances qui freinent la marche vers l’égalité : les plafonds de verre. Et de l’autre les chapes de plomb, où on peut voir un retour en arrière, une réaction à proprement parler, et qui elles s’attaquent aux libertés que les femmes ont conquises ou au principe même de la liberté des femmes.

 

Egalité et Liberté : pas toujours évident, ne vont pas toujours ensemble.

Dans l’histoire du féminisme comme mouvement social et politique, des périodes où  on a privilégié un combat ou l’autre. Débat actuel entre les générations féministes (cf Rencontres féministes 2013, j’ai animé une table ronde « L’exigence de liberté ». Partant du constat que le féminisme d’aujourd’hui se définit comme une exigence  « l’égalité femmes-hommes », ce qui était très peu le cas dans les années 70.

 

-Comment la relégation au second plan de l’idéal de liberté ?  souligne le dévoiement actuel de l’idée  de liberté dans la mise en avant d’un pseudo « libre choix »  (qui appartient plus au domaine libéral qu’au registre libertaire); Choix de se voiler, choix de se vendre sur le marché du sexe. Et pour les consommateurs liberté de consommer. De mon point de vue ces libertés-là sont contradictoires avec le féminisme qui ne peut avoir qu’une conception exigeante de la liberté. De même d’un autre côté que la mise en question de l’émancipation des femmes, vue comme une conception occidentale, néocoloniale.

 

-Les féministes des 70 posaient fort peu exigence en termes d’égalité. il ne s’agissait pas de faire comme les hommes, de s’identifier à eux, d’entrer en compétition avec eux. C’est même en cela que le MLF, en tant que mouvement collectif se distinguait des féministes précédentes qui individuellement se construisaient comme individu libre. Comme Simone de Beauvoir, pour qui le chemin « Vers la libération » était une démarche individuelle, où la liberté était une exigence morale. Et qui proposait de « s’identifier aux hommes ».

-Au MLF on ne considérait pas le modèle masculin comme un idéal. C’est parce qu’il était un mouvement collectif inscrit dans l’utopie de Mai 68 que le MLF pouvait imaginer échapper aux dilemmes, à ce qu’on appelait « les alternatives pourries ». Il n’était pas question de choisir entre « être une femme », ou « être un être humain ». – Un des tout premiers mots d’ordre (26 aout 1970 « Un homme sur deux est une femme ». On voulait faire sauter la chape de plomb qui pesait sur les femmes en inventant autre chose : la libération des femmes.(MLF, Libération des femmes année 0, libre disposition de son corps, MLAC,)

 

Ce refus de choisir entre les deux modèles c’était l’utopie du mouvement féministe de l’époque : définir une identité collective, en tant que femmes, en refusant à la fois la définition traditionnelle (femme, épouse, mère, fée du logis…) les assignations de genre ;  et le modèle masculin (faire comme eux, s’identifier à eux, entrer en compétition avec eux, réussir dans la société). Cette contradiction devrait se résoudre par la remise en question de la division sexuelle, des rôles sexuels, des rapports de domination.

 

Utopie et révolution :

L’utopie c’est le refus de choisir et de renoncer ; sortir des contraintes d’un réel provisoire pour d’imaginer la vie autrement. Ce qui est impossible dans la société telle qu’elle est,  deviendrait possible dans une autre société, dans d’autres modes de relations. Ce qui permet de résoudre des contradictions insolubles en l’état actuel des choses. Ne pas avoir à choisir entre liberté et égalité, entre être une femme et être un être humain, entre universalisme et particularisme. La résolution du dilemme de Mary Wollestonecraft.

 

-L’utopie en Mai 68 : nous vivions dans un monde bipolaire. Guerre froide ou coexistence pacifique il y avait deux modèles politiques, d’un côté le monde dit libre, dont la France faisait partie, qui mettait la liberté (liberté d’entreprendre, liberté de la presse, libertés politiques) en avant et renonçait à l’idéal de justice sociale. De l’autre côté, un modèle qui au nom de la justice sociale, d’une société sans classe renonçait aux libertés (dites bourgeoises). L’utopie soixante-huitarde c’était le refus de choisir entre deux maux, capitalisme libéral ou socialisme sans liberté individuelle ou entre deux objectifs « le socialisme et la liberté ». C’est parce qu’on croit que « Tout est possible », qu’on peut « changer la vie » qu’on veut faire la révolution. C’est cette utopie qui permet un mouvement social.

-L’utopie ne se réalise jamais comme prévu. Soit elle est écrasée comme la Commune de Paris, soit elle soit dévoyée et débouche sur le totalitarisme.

-Mais l’expérience de Mai 68 comme celle du Mouvement de libération des femmes, moins dramatique ramène à une autre contradiction, très forte dans les périodes révolutionnaires : la contradiction entre réforme et révolution. Dans les années 68 et 70 on avait la phobie du réformisme. Une crainte énorme qu’une amélioration soit la fin de la révolution. On soulevait des problèmes fondamentaux, qui ne pouvaient être réglés dans la société telle qu’elle était. On avait peur qu’une satisfaction partielle enterre la dynamique du mouvement. D’ailleurs cela aurait signifié que la question des femmes n’était pas si fondamentale qu’elle pouvait se résoudre par des réformes.

-Or le résultat paradoxal de ce mouvement révolutionnaire c’est les réformes du système sur lesquelles il a débouché. Quand la vague porteuse s’est retirée, (temps du ressac) on voit que la réforme n’est pas l’antithèse de la révolution, mais son résultat. C’est la récupération de l’utopie révolutionnaire. Le « Changer la vie » de Mai 68 est devenu le programme du parti socialiste.

– De la même façon que la société, secouée par la contestation de Mai 68, a fini par la digérer, par s’y adapter, le patriarcat -contesté par le mouvement féministe- s’est transformé. Il a trouvé de nouveaux équilibres.

-Au bout du compte, le résultat du mouvement des femmes dans la société comme dans les rapports entre les femmes et les hommes c’est un changement important, beaucoup plus que si on s’était fixé des objectifs limités et réalisables (comme le faisaient à cette époque les grandes associations de femmes réformistes) mais beaucoup moins que l’espoir soulevé, donc débouche sur frustration.

 

-Aujourd’hui : Les nouvelles pratiques féministes s’inscrivent dans ce contexte-là.

Le féminisme a perdu beaucoup de son utopie en devenant une politique publique, une valeur partagée largement (au moins en théorie), un programme de gouvernement. L’égalité, la lutte contre les discriminations.

-C’est dans cette perspective qu’on peut identifier des « plafonds de verre » qui résistent et freinent la marche vers l’égalité.

-Et aussi  les « chapes de plomb »  qui tentent de retourner en arrière, de remettre en question les acquis du féminisme : le droit des femmes à disposer de leur corps, la liberté de choisir sa vie et de se définir selon ses propres normes : l’autonomie.

-Enfermer les femmes, les voiler, les asservir. Là on n’est plus sur le terrain de l’égalité mais sur celui de la liberté. Plus fondamental, celui de l’habeas corpus.

-La domination masculine peut prendre la forme de la violence individuelle (viol, violences conjugales). Elle peut aussi prendre une dimension plus collective, plus politique : c’est le refus de la liberté des femmes au nom d’un modèle ou d’une idéologie réactionnaire qui s’appuie généralement sur la religion.

-Que ce soit le christianisme (catholique ou protestant évangéliste) avec ses croisades contre la liberté des femmes à disposer de leurs corps (IVG contre l’adoption du rapport Estrela au Parlement européen) ou ses mobilisations contre le « mariage pour tous » et la prétendue « théorie du genre », qui cherchent à imposer à nouveau l’idée de « nature féminine » avec le destin qui va avec.

-Que ce soit l’opposition  islamiste au modèle moderne laïc de femme libre. La question du voile s’inscrit dans cette opposition, c’est pourquoi c’est une question politique beaucoup plus qu’une question de liberté individuelle.

-Mais comme c’est une question politique, cela demande beaucoup de vigilance pour que les luttes féministes ne soient pas instrumentalisées par le jeu politique dans une laïcité d’exclusion.