Sur le discours de Simone Veil 26 novembre 1974

Interview pour le site Atlantico, Janvier 2015.

Aujourd’hui il va de soi que l’interruption volontaire de grossesse, autorisée par la Loi dite Veil (à titre provisoire pour cinq ans, rendue définitive en 1979) se comprend comme une liberté fondamentale des femmes. Le « droit de disposer de son corps » pour lequel le mouvement féministe des années 1970 s’est battu. Pour comprendre le discours de Simone Veil, et son argumentaire, il faut le replacer dans son contexte.

 

Ses arguments sont de deux ordres : le trouble à l’ordre public, l’injustice.

-le trouble à l’ordre public est patent : depuis le Manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté, le procès de Bobigny transformé en tribune contre la loi de 1920, le manifeste des 330 médecins déclarant pratiquer des avortements, l’action du MLAC (créé pour les défendre, mais débordé par la demande, qui organise des « charters » pour les Pays-Bas ou l’Angleterre, le fait de façon publique, organise des avortements publics dans les hôpitaux)… la loi est bafouée, ridiculisée. L’autorité de l’Etat est défiée. Comme le dit Simone Veil : « « c’est le respect des citoyens pour la loi, et donc l’autorité de l’Etat qui sont mis en cause ». Cet argument s’adresse à la majorité parlementaire, opposée à l’idée de modifier la loi censée punir l’avortement mais qu’il est devenu impossible d’appliquer.

-l’injustice qu’il faut faire cesser : l’argument que les féministes ont mis en avant : « la prison pour les pauvres, la Suisse pour les riches » est passé dans l’opinion publique. En France l’argument de l’égalité et de la justice sociale est toujours fort. L’opposition y est particulièrement sensible et Simone Veil a besoin d’elle pour faire passer sa loi.

 

Il faut y ajouter la notion de détresse et l’argument de santé publique.

-les médecins, les services sociaux « fournissent à des femmes en détresse les renseignements susceptibles de faciliter une interruption de grossesse » ; ils s’en sentent contraints « parce qu’en face d’une femme décidée à interrompre sa grossesse, ils savent qu’en refusant leur conseil et leur soutien ils la rejettent dans la solitude et l’angoisse…

Aucune mention de la liberté des femmes. Mais l’acceptation des termes du débat : on ne peut pas empêcher les femmes d’interrompre leur grossesse ; l’alternative est entre  un acte illégal donc dangereux « perpétré dans les pires conditions, qui risque de la laisser mutilée à jamais » et l’acceptation pour que l’acte soit effectué sous le contrôle des médecins.

-la condition de l’IVG c’est la situation de détresse, mais personne d’autre que la femme ne juge de cette détresse. Il y a des conditions formelles, mises en place pour limiter les IVG, consultations, délai de réflexion, mais au bout du compte c’est à la femme de décider. C’est en cela que la Loi Veil est une avancée formidable.

-la santé publique. C’est à la ministre de la santé que la question a été confiée. Ni à la Secrétaire d’Etat à la Condition féminine, ni au Ministre de la Justice (qui n’est pas très favorable). Alors qu’il s’agit de réformer une loi pénale. Mettre la question sur le terrain de la santé publique, c’est le moyen qui a été trouvé pour contourner les oppositions idéologiques (entre partisans de l’IVG au nom de la liberté des femmes et opposants au nom du droit à la vie). On ne discute pas du bien fondé de l’avortement, on en accepte la réalité (300.000 chaque année, dit-elle. Le Manifeste des 343 disait un million) et on l’encadre : la loi de 1920 n’est pas abrogée, une exception y est faite pour une durée limitée (cinq ans, cela doit permettre de voir l’effet sur la démographie, et de rassurer éventuellement les populationnistes comme Michel Debré, permettre aussi que l’agitation retombe). Le délai est limité, à celui où l’IVG est un acte médical sans danger. En donnant aux médecins un rôle important, Simone Veil espère rallier le Conseil de l’Ordre, et entraîner ainsi les députés médecins. L’opposition du Conseil de l’Ordre est pour elle un coup dur. Mais l’effet de la Loi Veil sur la santé publique se manifeste rapidement et le Conseil de l’Ordre des médecins se prononcera en 1979 pour la prolongation de la loi.

– Simone Veil doit s’adresser prioritairement à son propre camp, opposé à la Loi, lui donner des gages (sur la clause de conscience, sur l’absence de remboursement), le soutien de la gauche (l’opposition) est plus assuré (effectivement il n’y manquera qu’une voix).

 

Aujourd’hui, l’IVG est passée dans les mœurs, la gauche a fait voter le remboursement, la droite à fait plusieurs tentatives infructueuses pour la remettre en question (ou le remboursement). Mobilisation militante et sondages d’opinion l’ont vite fait renoncer.  La santé publique n’a plus besoin d’être avancée comme argument, dès lors que l’amélioration de la santé des femmes est devenue évidente. C’est désormais en termes de liberté qu’on peut parler. C’est ce qui a été reconnu avec la modification du texte, supprimant la notion de détresse au profit de la volonté de la femme, qui ne désire pas poursuivre une grossesse. Des opposants ont saisi le Conseil Constitutionnel,  arguant que supprimer la notion de détresse aboutissait à banaliser l’avortement. Le Conseil Constitutionnel ne les a pas suivis. Ce qui indique bien l’évolution des mentalités. L’IVG est désormais perçu comme un droit de la femme. Le droit sur son propre corps. L’habeas corpus.