Compte-rendu de lecture : Martine Storti, « Je suis une femme, pourquoi pas vous ? » 1974-1979 Quand je racontais le Mouvement des femmes dans Libération…, (Ed. Michel de Maule, Paris, 314 pages) dans Travail Genre et Société
Martine Storti a été journaliste à Libération de 1974 à 1979, où elle a créé la première rubrique « femmes » de la presse quotidienne. A l’occasion du quarantième anniversaire du MLF, elle réédite une sélection de 87 articles qu’elle y a publiés : reportages, entretiens, critiques de livres ou de films ; avec une introduction par année.
Cette publication est intéressante à plus d’un titre : Elle restitue l’atmosphère générale de l’époque par rapport au féminisme, elle évoque les débuts de Libération, elle rappelle les luttes du Mouvement des femmes. Mais surtout on y voit son influence sur la société, sur les institutions ; ce que l’intransigeance d’alors dénonçait comme « récupération ».
L’époque couverte est limitée aux années 1974-1979. Ce n’est qu’une partie des « années mouvement » ; la deuxième phase. Celle des victoires, mais aussi des contradictions. Celle de la diffusion du féminisme dans la société française ; mais aussi d’un rejet virulent. C’est pour Martine Storti une période intense où elle courait « d’une manif dans les rues de Paris à une grève en province, des ouvrières de Lip aux femmes du Quart-Monde, de la lutte pour l’avortement à celle contre le viol, des Etats-généraux de la prostitution à la dénonciation de la pornographie, des conventions du parti socialiste aux assises des femmes RPR, des congrès de la CFDT à ceux de la CGT, des procès contre le MLAC à ceux des violeurs (…) des Chiliennes exilées à Paris aux Libanaises dans la guerre, du Tribunal international des crimes contre les femmes à la lutte des femmes noires contre les mutilations sexuelles (p.13-14) ».
Libération créé un an plus tôt, « n’était pas en vue dans les kiosques, pas cité dans les revues de presse, pas posé sur le bureau des ministres ou des PDG» (p.10). Mais il représentait bien l’extrême gauche dont il était issu. Particulièrement dans ses rapports avec le mouvement des femmes. Il « affichait un accord de principe avec les luttes féministes perçues comme l’un des aspects de la contestation qui traversait la société occidentale (p.14) », mais restait un « journal de mecs » et se faisait volontiers l’écho des résistances machistes aux volontés d’émancipation des femmes. On le verra particulièrement autour de la question du viol et de l’appel des féministes à la justice.
Vis-à-vis des femmes du Mouvement, être journaliste à Libération était « une chance et un privilège ». Cela permettait une position d’observatrice. Partie prenante, mais refusant tout autant d’être soumise aux « copines du Mouvement », qu’aux « mecs du journal » (p.15).
« Le Mouvement était joyeux et vif, plein d’humour, de rigolades, de fêtes, de manifestations colorées (…). Le Mouvement était dur. Nous avions entre nous des rapports de haine, nous étions dans la sororité et dans les conflits, dans la critique réciproque perpétuelle » (p.16).
Décidant d’entreprendre une sorte d’enquête parmi les différents groupes du Mouvement, elle a été accueillie avec bienveillance partout, sauf par le « groupe qui a pignon sur rue avec la librairie des femmes (…) le groupe Politique et psychanalyse, psyképo pour les initié(e)s » (p.24). Elle y a vu « une secte dominée par la parole d’une seule femme » (p.34-36). Quand d’autres se refusaient à exposer sur la place publique mixte les conflits internes du MLF, Martine Storti a choisi de rendre compte de l’occupation de la librairie des femmes par des féministes qui soutenaient Barbara, Elle a suivi le procès intenté par les éditions-librairie des femmes contre une bande-vidéo, « Il ne fait pas chaud ou une édition contre des femmes » : « Des femmes, une librairie, un monopole » p.124-126[i].
En 1976 elle assiste à la Rencontre de Femmes-travailleuses en lutte, animé par des militantes de Révolution. En 1977, à la Journée des femmes noires. La Coordination des femmes noires dénonce l’excision et l’infibulation, ces violences contre les femmes qui « s’inscrivent dans la pratique mâle de contrôler psychiquement et physiquement les femmes ». Elles se heurtent à l’opposition virulente de leurs camarades « révolutionnaires » pour qui « la lutte prioritaire » était celle menée contre « le féodalisme », « l’impérialisme », le « colonialisme ». Pour les questions « superstructurelles et « culturelles » (dont les femmes), on verrait après » (p.163).
L’année 1976 est marquée par la campagne contre le viol. Celle-ci apporte au Mouvement des femmes un renouveau, avec l’arrivée de nouvelles générations. A l’initiative de différents groupes 3.000 femmes se retrouvent à la Mutualité. Les « 10 heures contre le viol » sont une fête, mais aussi des débats parfois très violents. (p.107-109). La campagne contre le viol amène aussi un durcissement du climat. La demande féministe que le viol soit jugé pour ce qu’il est : un crime, donc par les Cours d’Assises, suscite les réactions indignées de l’extrême gauche, Libération en tête. Martine Storti soutient le point de vue des féministes contre Serge July, Mais elle est bouleversée, comme les avocates de la partie civile, quand la lutte des femmes se trouve instrumentalisée par une politique répressive et par le racisme : « Vingt ans, c’est pas possible » s’exclame-t-elle quand Lakdar S. est condamné par la Cour d’Assises de Beauvais. La condamnation est dans la logique du processus engagé par le recours aux Assises ; mais comment empêcher le « deux poids deux mesures ». « Aujourd’hui notre combat contre le viol, mené avec sérieux et affectivité, est dans l’impasse » (p.241)[ii]
La violence à l’égard des féministes, se manifeste aussi à l’occasion de l’affaire Détective. C’est « haro sur les féministes, ces agentes de la censure » (p.197). Cependant 21 avocates portent plainte en diffamation contre Jean Cau, et gagnent. Editorialiste dans Paris Match, l’ancien secrétaire de Sartre déplorait la féminisation de la profession : « Les truands savent « manipuler, rouler et si possible séduire » les avocates. D’où ces avocates qui servent de boîtes aux lettres et de facteur à un truand emprisonné » (p.242)[iii]. Le cinéma dit avec violence l’angoisse masculine devant l’évolution des femmes : c’est « La dernière femme » de Marco Ferrera dont le héros se castre. On assiste à la naissance du mouvement de la condition masculine (p.179-182).
Le féminisme continue à se développer et à essaimer. De nouveaux journaux paraissent : Histoires d’Elles, l’Information des femmes, Les Nouvelles féministes, Sorcières…En 1977 c’est Questions féministes. Le mérite des « théoriciennes du féminisme radical », c’est d’avoir mis cartes sur table. Ce qui permet de poser ces « Questions à la revue Questions féministes » : « Vous avez bien de la chance les copines de savoir en toute certitude quelle est la juste ligne du féminisme » (p.169). « Détruire la différence des sexes » lui semble « Un peu dogmatique », et la présentation des autres points de vue tendancieuse « Une revue théorique devrait respecter la pensée des autres ». Contrairement à ce que beaucoup pensent aujourd’hui, la problématique de Questions Féministes est loin de faire l’unanimité dans le féminisme des années soixante-dix : « Si le monde de demain est aussi dur que la « science féministe » ici à l’œuvre, je préfère encore le monde d’aujourd’hui » (p.169-170).
Aux élections législatives de 1978, Choisir présente des candidates. Martine Storti suit la campagne de Florence Montreynaud dans l’Oise. L’influence du féminisme se manifeste au parti socialiste avec la création d’un courant « femmes ». Le parti communiste s’est proclamé « Parti de la libération des femmes », mais la contestation gronde : « Elles voient rouge, elles sont féministes et communistes : une toute petite mauvaise graine ! » p.293. La CGT tient en mai 1977 sa 6° conférence sur les femmes salariées. Des militantes y interpellent leur direction sur la place des femmes dans le syndicat et sur l’oubli de leurs problèmes. Un an à peine après que le SO de la CGT ait injurié et brutalisé le cortège féministe à la manifestation du 1° mai 1976 (p.96-97), « cette reconnaissance officielle n’est pas une mince affaire (p.137). A la CFDT aussi, Jeannette Laot témoigne de ses difficultés à faire entendre les revendications des femmes[iv].
Envoyée du journal, Martine couvre les manifestations internationales, du Tribunal international des crimes contre les femmes à Bruxelles, à la « Marche des femmes » à Chypre contre la partition de l’île. Les femmes espagnoles s’éveillent au féminisme après quarante ans de fascisme et de machisme exacerbé. Le féminisme italien la fascine par son dynamisme et ses effets sur la société. Capable de mettre 50.000 femmes dans la rue, et de contribuer à la chute du gouvernement, il met en crise l’extrême gauche et même le PCI. « Les sorcières sont en marche », avec leurs journaux, leurs radios, leurs manifestations, l’occupation d’un palais romain (p. 142-155).
La question des femmes est souvent un révélateur politique, comme on le voit au Liban, déchiré entre les communautés. Mais surtout en Iran, où la révolte des mosquées et l’insurrection populaire a chassé le Shah. Une partie de l’extrême-gauche salut ce que Libé appelle « le chiito-socialisme » ; mais très vite la résistance des femmes souligne l’ambigüité de ce grand mouvement anti-impérialiste. Un Comité international du droit des femmes se constitue, présidé par Simone de Beauvoir. Martine fait partie de la délégation envoyée à Téhéran. Elle y reste deux semaines et publie plusieurs articles, sur les manifestations féministes, sur les femmes islamiques, sur les laïques « coincées entre les fanatique et les partisans du shah »[v].
Le livre se termine avec la Marche des femmes du 6 octobre 1979 et l’interrogation sur la suite. Martine Storti, membre du collectif de coordination de la Marche qui a réuni 40 à 50.000 femmes pour exiger la prorogation de la loi sur l’IVG, démissionne sur un coup de colère et ne rendra donc pas compte des déchirures qui ont suivi cette manifestation.
La relecture de ces articles, des années après, remet les idées en place. Sur le Mouvement des femmes, bien sûr ; mais surtout sur les réponses de la société. On y voit une évolution qu’on avait dédaignée alors, des institutions comme le Secrétariat à la Condition féminine, le Comité du travail féminin (p.95-96).
Françoise Picq, IRISSO université Paris-Dauphine
[i] Pour plus de détails sur ces conflits voir Françoise Picq, Libération des femmes, quarante ans de mouvement, 2Editions Dialogues.fr, 2011.
[ii] Voir MLF textes premiers, Editions Stock, 2009, p.235-254. Sur l’aboutissement de la campagne contre le viol et la réforme législative, voir Libération des femmes : quarante ans de mouvement, p.291-308 ; et Janine Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour.
[iii] Sur ces différentes « affaires » et le climat de la période, voir le dossier spécial « Est-ce ainsi que les hommes jugent ? » les Temps Modernes février 1979.
[iv] Sur les rapports entre féminisme et syndicalisme voir Margaret Maruani Les syndicats à l’épreuve du féminisme, Syros, 1979.
[v] Martine Storti a été l’une des organisatrices du Congrès féministe international « Le féminisme à l’épreuve des mutations géopolitiques » http://www.dailymotion.com/user/40ansdemouvement/1