Entre universalisme et particularisme, faux débats et vrais enjeux.

Conférence aux rencontres féministes d’été, Juillet 2011, Femmes et hommes, du pareil au même ?

Les travaux de Catherine Vidal sur le cerveau humain, fournissent la démonstration scientifique de ce qui est l’axiome du féminisme universaliste depuis Poulain de la Barre au XVII° siècle : « L’esprit n’a pas de sexe ».

Les révolutionnaires de 1789 ont posé le principe de l’universalisme : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Les femmes faisant partie de genre humain, au même titre que les hommes, devraient jouir des mêmes droits qu’eux en raison du même principe. On sait que cela n’a pas été le cas.

La Déclaration des Droits de Homme et du Citoyen de 1789 continuait en disant que « les distinctions ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Or si l’esprit n’a pas de sexe, les corps en ont un. Et la question qui se pose donc de savoir ce qu’il en est de cette différence et de qui va décider de ce qu’est l’utilité commune, donc la fonction reproductrice des femmes.

 

Les femmes sont-elles des hommes comme les autres ?

Cette question peut déboucher sur deux écueils symétriques :

  • l’insistance sur la différence et la complémentarité, qui enferme les femmes dans leur spécificité et dans la dépendance aux hommes.
  • l’insistance sur l’unité du genre humain, qui donne à tous les mêmes droits et la même dignité, mais qui neutralisant les différences (de nature, mais aussi de situation) aveugle sur le genre.

 

C’est un faux débat que d’opposer universalisme à particularisme comme un choix exclusif.

Et je voudrais rappeler les tout premiers mots du MLF il y a quarante ans, pour honorer la femme du soldat inconnu, plus inconnue que celui-là : « Un homme sur deux est une femme ». Il s’agissait de dénoncer l’invisibilité des femmes en tenant les deux bouts de l’universalisme et du particularisme.

 

Le genre humain est sexué en ce qui concerne la reproduction de l’espèce. des deux sexes. Il y a bien asymétrie et complémentarité entre eux pour cette fonction spécifique. C’est la seule différence dont on peut penser qu’elle est naturelle (même si  on peut mettre en question la dichotomie en insistant sur les cas d’intersexualité ou de décalage entre sexe anatomique chromosomique, gonadique etc).

 

La question est de savoir quelle importance on accorde à cette différence.

Toutes les sociétés ont fabriqué un système de différenciation, de mythes, de normes… dans l’objectif  d’obliger les femmes et les hommes à entrer dans des relations mutuelles, et plus particulièrement les femmes à entrer (volontairement ou par la contrainte) dans des relations qui sont toujours peu ou prou des rapports de dépendance et de domination.

La contrainte à l’hétérosexualité utilise toutes sortes de moyens, juridiques, économiques, culturels. Le mariage et l’incapacité juridique des femmes mariées, la complémentarité alimentaire obligatoire (dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, ou d’agricultrices-éleveurs ; mais aussi le modèle  traditionnel de Monsieur Gagnepain / Madame Mèreaufoyer et les  salaires d’appoint (voulus comme tels). Des interdits empêchent les femmes de subvenir à leurs propres besoins (et à ceux de leurs enfants) : interdits sur la propriété de la terre qu’elles cultivent, ou sur les outils nécessaires..

Les religions(et les mythes d’origine avant le monothéisme) et l’argument de la nature sont les principaux appareils idéologiques inventés pour justifier l’assignation des femmes à leur rôle. C’est l’invention de la « nature féminine » : Les femmes portent les enfants, elles sont les seules à pouvoir le faire ; il s’agit de les convaincre, de gré ou de force, qu’elles sont faites pour cela, et pour cela seulement. Et aussi pour toutes les fonctions liées à cette « nature reproductrice » (élevage des enfants et charges domestiques dans la variété de leur histoire).

C’est en raison de cette nature féminine qui s’imposerait aux femmes que de Jean Jaques Rousseau aux révolutionnaires de 1789, de ceux de 1848 et aux républicains qui leur ont succédé, on a dénié aux femmes la citoyenneté et le droit au travail. Qu’on les a exclues de l’éducation et de toute autonomie de destin.

 

Le féminisme doit nécessairement lutter contre cette assignation de sexe et l’exclusion des femmes du monde commun. Il doit nécessairement insister sur l’universalisme : les femmes sont des êtres humains, au même titre que les hommes.

Mais il y a un paradoxe inhérent au féminisme, c’est qu’il doit en même temps affirmer et récuser la différence des sexes. C’est  le dilemme de Mary Wollestonecraft, qu’on retrouve de façon récurrente dans l’histoire du féminisme.  Il faut se reconnaître comme femme,  membre d’un groupe « nous les femmes », au nom duquel on revendique les attributs de l’humanité,  donc la neutralisation de la différence sexuelle.

 

D’autres points de vue revendiquent une place sociale à partir des fonctions spécifiques des femmes. Universalisme et différentialisme sont deux pôles opposés, mais souvent entremêlés, qu’on retrouve à tous les moments de l’histoire du féminime, et parfois chez les mêmes personnes. Reconnaître et prendre en compte les spécificités n’implique pas de les considérer comme  naturelles ou immuables. Même si elles sont le résultat d’une commune oppression, on refuse que cette différence produise de l’inégalité dans l’accès aux droits de l’individu. Le conflit entre universalisme et différentialisme parmi les féministes des années 1970 a abouti à l’éclatement en deux positions antagonistes et conduit à une double impasse : naturalisme/essentialisme d’un côté, niant les rapports sociaux et la construction sociale des différences ; sociologisme/constructiviste de l’autre, déniant toute signification aux différences entre les sexes.

On a vu apparaître ce débat sur la liste des rencontres « Féministes en mouvement » entre celles pour qui « la maternité ne doit pas être pénalisante, ni aliénante » (SOS les mamans) et celles pour qui le choix s’impose entre valorisation de la maternité et incitation au partage des charges parentales (SOS sexisme).

Le mouvement pour la parité a été un autre moment de ce dilemme, qui a divisé les féministes en profondeur. L’universalisme républicain (dont le Conseil Constitutionnel était le gardien) interdisait tout progrès vers l’égalité réelle dans la vie politique, au nom d’une conception formelle de l’égalité. La parité y opposait une nouvelle conception de l’égalité : non plus l’égalité des sexes, mais l’égalité entre les sexes.  La parité a apporté un progrès vers plus d’égalité réelle entre les femmes et les hommes ; mais qui se paye d’un recul de la conception féministe universaliste et du retour de l’idéologie de l’inné. Même si elle s’en défend, la parité  entérine l’idée d’une nature différente des femmes et des hommes, qu’elle inscrit dans les textes constitutionnels.

 

Un autre faux débat est celui qui oppose égalité et différence. Le contraire de l’égalité n’est pas la différence, mais l’inégalité. Le contraire de la différence n’est pas l’égalité mais la similitude.  Il n’y a pas plus de raison de revendiquer la similitude que d’accepter l’inégalité en raison de la différence.

 

Il y a des faux débats mais il y a de vrais enjeux.

J’en déclinerai certains en termes de liberté, d’égalité et de sororité.

 

La liberté c’est celle de se définir soi même, sans être enfermé-e dans des rôles sociaux ou dans des modèles rigides, d’échapper aux stéréotypes. On peut être femme sans être mère, mère hors du couple hétérosexuel. C’est à chacun/e de construire son identité en tant que femme ou qu’homme (il est sans doute plus facile aujourd’hui pour les femmes de transgresser les normes d’identité que pour les hommes). La liberté c’est aussi celle de vivre sa sexualité et de se définir en dehors de la bipolarité sexuelle.  Le soutien aux revendications LGBT est aujourd’hui partie intégrante du féminisme.

 

L’égalité c’est d’abord l’égalité en droit qui a été le premier combat féministe (combat resté inachevé et aussi menacé). Mais qui ne suffit pas, puisque l’égalité formelle masque les inégalités réelles. Comme disait Simone de Beauvoir « Quand un individu ou un groupe d’individus est maintenu en situation d’infériorité, le fait est qu’il est inférieur (…). Le problème est de savoir si cet état de fait doit se perpétuer ». Il faut reconnaître l’inégalité pour la combattre. C’est la méthode de construction de l’égalité des chances, que le droit et la jurisprudence européens tente de mettre en œuvre Avec les « discriminations indirectes ».

 

La sororité ce n’est pas l’envers de la fraternité républicaine dont les femmes ont été exclues. C’est un sentiment de solidarité entre les femmes sans lequel il n’y a pas de féminisme.

Il ne s’agit pas de postuler des intérêts communs entre toutes les femmes ou de mettre la  solidarité des femmes avant tout autre principe ou alliance. Et on ne peut oublier ce à quoi a mené la confiance naïve des années 1970 envers les femmes qui seraient exemptes de toutes les tares masculines et patriarcales.  Il s’agit simplement de ne pas oublier le terme identitaire du dilemme de Mary Wollestonecraft : c’est au nom des femmes qu’on revendique les attributs de l’humanité.

 

Queers & gender fucker : quelles pistes pour le féminisme ?

 

Qu’est-ce la théorie queer ? On est encore dans l’interrogation sur la différence des sexes (la part de biologique/naturel, et la part de construit/imposé socialement et qu’est-ce qu’on veut en faire.

Le féminisme universaliste repose sur un postulat : « On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ».  Ce qui deviendra le genre.

La différenciation biologique est sur-déterminée dans la société.

Et a pour projet de refuser l’assignation à un sexe (les rôles obligatoires, le modèle féminin, l’identité de genre…)

 

Un projet féministe radical. Refuser l’assignation de genre en abolissant le genre, mais aussi l’identité de genre. L’objectif c’est de construire une société sans genre.  Femme et homme, ce serait bien du pareil au même dans un modèle de l’indifférenciation.

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-ce que veut dire queer (bizarre). A l’origine une insulte à l’égard de ceux qui n’entrent pas clairement dans une des catégories : homme ou femme, qui résistent à la bipartition et à la complémentarité des sexes. Revendiqué pour rassembler tous les comportements différents de l’hétérosexualité normative : Homosexuels, lesbiennes, transsexuels, travestis, bisexuels, transgenre etc.

Pour aller dans ce sens, l’accent est mis sur les individus qui ne se retrouvent pas dans les catégories de sexe, qui seraient en quelque sorte l’avant-garde de la libération  des femmes.

 

-S’appuie sur les cas d’intersexualité (les enfants dont le sexe à la naissance est incertain sont artificiellement assignés à l’un ou l’autre sexe, quitte à forcer un peu la nature ; auxquels on ne demande pas bien sûr leur avis et qui seront inscrits à l’état civil et élevés comme des garçons ou des filles). C’est l’intervention qui crée le binarisme masculin/féminin.

-Mais aussi, concerne tous les enfants, qui sont classés dès la naissance (et même l’annonce de sexe à l’échographie).

-Et sur ceux dont le ressenti de sexe ne correspond pas au sexe attribué et qui souhaitent changer de sexe. Transsexuels.

 

Mettre l’accent sur ces cas qui échappent permet le questionnement sur les catégories de sexe, de genre et de sexualité.

-Cette conception s’inscrit dans la suite du Lesbianisme radical, qui sur le modèle de la révolution marxiste projetait la disparition des catégories « homme » et « femme » vues comme des classes de sexe : Monique Wittig ce qui fait une femme, c’est la relation sociale, particulière à un homme… à laquelle les lesbiennes échappent en refusant d’être hétérosexuelles. « femme n’a de sens que dans les systèmes économiques hétérosexuels : Les lesbiennes ne sont pas des femmes ».

-Théories queer prétendent dépasser les catégories binaires (hommes/femmes, homos/hétéros) et les identités collectives. Judith Butler voit les genres comme des catégories performatives (représentations (quasi théâtrales). Le sexe est un produit du discours du genre. Si on reconnaît l’artificialité des distinctions de genre, il n’y a pas de raison pour qu’il n’y ait que deux types de genre, plutôt que 3 ou 5. La liberté pour chaque individu serait de jouer à sa guise.

 

Position assez séduisante par sa radicalité, par la subversion des catégories.  Idées de sortir de la domination masculine en sabotant de l’intérieur la construction binaire du genre.

Certaines (surtout aux EU et au Canada) parlent de « troisième vague » projet abolition des genres et de la binarité.

Le problème c’est que ce point de vue ne s’intéresse qu’aux aspects symboliques et parodiques du genre (la mise en scène) et abandonne la réalité matérielle et collective des femmes. Les situations réelles d’oppression.

Il ne s’agit pas d’aider les minorités sexuelles à trouver leur place dans la société, cherche à les constituer en site de critique et de déconstruction politiques des normes majoritaires.

Il n’y a pas de collectif des femmes, il n’y a pas d’intérêts communs entre les femmes, il n’y a pas de rapports de pouvoirs. Insistance mise sur le brouillage des frontières, sur les exceptions à la bipolarité entre les sexes, fait disparaître les femmes comme groupe (défini non par une « nature », mais par une situation commune, des rapports sociaux) et donc le féminisme comme projet politique.

 

Contesté (Marta Nussbaum) « Le professeur de parodie ») « désintérêt quasi-complet pour les conditions matérielles d’existence, au profit d’une politique verbale et symbolique qui n’a que des liens très ténus avec la situation réelle des femmes » « La grande tragédie qui affecte la nouvelle théorie féministe américaine est la perte du sens de l’engagement public »