Les rendez-vous manqués du féminisme et du mouvement ouvrier

Conférence 30 mars 1996, stage de formation des femmes du Parti communiste français.

« Malheur à nous, malheur aux femmes,
si n’ayant pas disputé pied à pied leur égalité,
elles arrivent  esclaves dans un monde meilleur.
Les vainqueurs  leur donneront bien quelque don de joyeux avènement,
mais au fond, elles resteront les déshéritées, les inférieures »

Hubertine Auclert,
Discours au Congrès ouvrier socialiste de Marseille, 1979.

Je suis très heureuse d’être parmi vous ce soir pour évoquer quelques uns des « rendez-vous manqués » entre féminisme et mouvement ouvrier.

J’ai choisi ceux-ci -beaucoup d’autres auraient été intéressants, comme ceux, plus connus des révolutions, 1789, 1848, la Commune…- parce que la rencontre entre mouvement féministe et mouvement ouvrier y a semblé particulièrement prometteuse. C’est pourtant la contradiction qui l’a emporté, et nous devrons essayer d’en tirer des enseignements utiles pour aujourd’hui.

Je ne suis pas une historienne, neutre par rapport à cette histoire ; je suis en sympathie avec les féministes dont je parle (il y a beaucoup d’autres féministes avec lesquelles je n’ai pas d’atomes crochus et que je veux bien considérer comme des « féministes bourgeoises », mais ce n’est pas leur histoire qui m’intéresse ; et d’ailleurs ce n’est pas non plus contre celles qui ne s’intéressaient pas au sort des ouvrières qu’a été forgée la théorie du féminisme bourgeois.[1].

Je m’adresse à vous comme à des femmes communistes, c’est à dire directement intéressées par cette histoire que sans doute vous ne connaissez pas, étant donné le peu d’importance qui lui est accordée dans l’histoire.

 

1-Le premier rendez-vous manqué : l' »Immortel congrès »

Le premier acte se situe à Marseille, en 1979, au « Congrès ouvrier socialiste ». L’histoire socialiste a donné à celui-ci le statut de premier congrès ouvrier, et Jules Guesde le qualificatif d’immortel ; c’est celui où le mouvement ouvrier se reconstitue, après la Commune et pose pour la première fois les problèmes en termes de classes. Sept femmes assistent à ce Congrès dont Hubertine Auclert (qui représente le « Droit des femmes » et une association coopérative de vente « les travailleurs de Belleville ». Hubertine Auclert est invitée « non parce qu’elle est ouvrière mais parce qu’elle est femme, c’est-à-dire exploitée, esclave déléguée de neuf millions d’esclaves« .[2]. Considérant que les femmes et les prolétaires sont dans la même situation d’exclusion par rapport aux privilèges, Hubertine propose à ceux-ci « un pacte offensif et défensif contre nos communs oppresseurs« , au nom des principes qui peuvent fonder l’avènement des travailleurs : le droit naturel, la justice et l’égalité de tous. « Si vous prolétaires vous voulez aussi conserver des privilèges, les privilèges de sexe, je vous le demande, quelle autorité avez-vous pour protester contre les privilèges de classe ? Mettez donc franchement le droit naturel à la place de l’autorité : car si en vertu de l’autorité, l’homme opprime la femme, par le fait de cette même autorité, l’homme opprime l’homme« .

Hubertine Auclert est invitée à présider la séance « de la femme » et parvient à y faire adopter le principe de l’égalité des sexes, y compris celui du suffrage des femmes (il faut noter que l’année précédente Hubertine Auclert n’avait pas réussi à faire adopter cette revendication par le Congrès féministe.[3].) C’est ainsi que le programme socialiste, adopté à Marseille comprend une déclaration des droits de la femme, qui ne sera jamais surpassée. Il proclame le droit des femmes « à régir au même titre que les hommes cette société et à partager l’exercice des mêmes droits, tant dans la vie publique que dans la vie privée« . Il reconnait le droit au travail et la liberté de choix : « considérant qu’un rôle pour être rempli doit relever du choix de l’individu qui le remplit (le congrès) n’assigne aucun rôle particulier à la femme, elle prendra dans la société le rôle et la place que sa vocation lui assignera« . De plus le Congrès accorde aux femmes des droits égaux à ceux des hommes dans le mouvement socialiste « les hommes les admettront dans leurs réunions, cercles d’études, comités socialistes électoraux, où elles auront voix délibérative« .

 

Mais la lune de miel n’a pas duré longtemps. Si le parti naissant a accepté l’alliance proposée par Hubertine, c’est « Considérant l’avantage qu’il y a pour les prolétaires à se ménager le concours des femmes dans sa lutte contre les privilèges« . Il a éludé la question essentielle qu’elle posait, à savoir l’égalité des sexes est-elle une réforme à obtenir dans la société actuelle (incluse dans le programme minimum) ou bien un changement fondamental réalisable seulement par la révolution ? Est-ce les prolétaires qui doivent apporter leur concours à la lutte des femmes ou bien la lutte des femmes qui doit concourir à l’objectif révolutionnaire (le parti se réservant bien sûr la direction) ? « Avant que vous hommes, vous conquériez le droit de vous élever jusqu’à vos maîtres, précisait Hubertine Auclert, il vous est imposé le devoir d’élever vos esclaves les femmes jusqu’à vous« . Pour Hubertine Auclert, les prolétaires, détenteurs du bulletin de vote et possédant la force du nombre devaient aider à l’émancipation des femmes, tandis que celles-ci ne devaient pas se contenter de promesses : « Les femmes ont à se méfier de ceux qui, tout en prônant leur égalité dans le futur, s’opposent dans le présent à ce qu’elles apportent leurs idées, leurs conceptions, leurs goûts pour l’arrangement de ce monde futur« . Ils « imitent en cela les prêtres qui promettent aux déshérités de la terre des jouissances au ciel« .

 

Ce n’était pas le point de vue des dirigeants socialistes, en particulier des guesdistes. Non pas tant parce qu’ils tenaient à conserver les privilèges de sexe que parce qu’ils refusaient l’amélioration de la condition des femmes -comme de la condition ouvrière- dans la société actuelle. Ils mettaient tous leurs espoirs dans la révolution et rejetaient comme réformistes ceux qui luttaient pour des progrès partiels. Ils n’acceptaient l’alliance entre féminisme et socialisme que sur la base de leur programme socialiste :

« maintenant sauf quelques proudhoniens disséminés.tous les socialistes sont pour l’émancipation des femmes, les prolétaires socialistes les traitent déjà en égales, ils combattent pour elles, qu’elles combattent pour les prolétaires. Les prolétaires disent : égalité des droits pour les sexes : que les femmes disent : socialisation des forces productives et justice économique … femmes et prolétaires de tous les pays unissez-vous« .[4].

 

            Les congrès socialistes et les scissions :

Le « Droit des femmes » d’Hubertine Auclert est représenté au Congrès de la région Centre en juillet 80, ainsi qu’un autre groupe féministe socialiste, créé en 1880 « l’Union des femmes ». Jules Guesde y présente une motion : « l’émancipation de la femme ne peut donner lieu à aucune revendication actuelle ; elle est totalement subordonnée à l’émancipation du travail, aux transformations collectivistes de l’éducation des enfants« . Sous la pression conjointe des deux groupes de femmes, cette motion de subordination des droits des femmes à la révolution est repoussée et les guesdistes préfèreront désormais une position de compromis. Et la résolution finale du Congrès national du Havre en novembre 80 dira : « La femme doit être l’égale de l’homme et posséder comme lui tous ses droits civils, politiques et économiques« , mais « il est impossible d’espérer que les détenteurs injustes de la richesse sociale consentent jamais à les accorder« .

 

 

La défaite de la motion guesdiste au Havre a amené toutes les branches du socialisme français à inclure les droits des femmes dans leur plate-forme électorale de réformes, mais ils n’en pensaient pas moins :  Les femmes qui revendiquent leurs droits seront de plus en plus considérées comme des bourgeoises.

Lors de la scission entre collectivistes et mutuellistes, la représentante du « Droit des femmes » suit les mutuellistes, malgré leur anti-féminisme ; l' »L’Union des femmes » reste avec les collectivistes. Lors de la scission entre guesdistes et broussistes Léonie Rouzade va chez les broussistes. Elle est candidate aux municipales dans le XII° en 1881 (58 voix sur 1100), sa candidature est dénoncée par les guesdistes comme une excentricité couvrant le parti de ridicule. En 1882 les guesdistes sont exclus de l’UFC pour n’avoir pas soutenu Rouzade, ils fondent le POF et excluent Brousse pour avoir contrevenu aux principes du Parti en préconisant « la lutte des sexes » au lieu de la « lutte des classes ». Comme le dit Charles Soverwine, le schisme fondamental du socialisme français, qui allait durer jusqu’à 1905 avait le droit des femmes pour prétexte. C’est que « le problème des femmes avait été le centre concret d’une question abstraite : réforme ou révolution, sur laquelle le parti se scindait« .[5].

Les groupes féministes-socialistes se sont succédés ; articulant féminisme et socialisme, ils se séparaient du conservatisme social d’autres groupes féministes (avec lesquels ils collaboraient aussi) et cherchaient à imposer dans les groupes socialistes un soutien réel aux revendications des femmes ; sans succès. Ils se sont alors détachés, les uns après les autres du socialisme. Il y a eu l’Union des femmes (1880), puis la « Solidarité des femmes (1891, avec Madeleine Pelletier), puis le « groupe féministe- socialiste » d’Elisabeth Renaud et Louise Saumonneau, beaucoup plus socialiste que féministe (1899-1905) qui se proposait d’organiser sur une base socialiste les femmes de la classe ouvrière dont la faible conscience freinait la lutte des hommes, mais ce groupe n’a obtenu aucune reconnaissance pour son dévouement et n’a pas été intégré lors de l’unité socialiste de 1905.

 

            Comment articuler droits des femmes et socialisme ?

Pour Engels, « Le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme dans la famille moderne, ainsi que la nécessité comme la manière d’établir une véritable égalité sociale des deux sexes ne se montreront en pleine lumière qu’une fois que l’homme et la femme auront juridiquement des droits absolument égaux. On verra alors que l’affranchissement de la femme a pour condition première la rentrée de tout le sexe féminin dans l’industrie publique et que cette condition exige à son tour la suppression de la famille conjugale en tant qu’unité économique de la société ».[6].

De même pour Paul Lafargue, « Bien que l’égalité civile et l’égalité politique ne doivent pas plus affranchir (la femme) qu’elles n’ont affranchi le prolétariat ; elle est en droit de les revendiquer comme il est du devoir du parti ouvrier de s’associer à ses revendications ».

 

Mais de fait l’égalité entre les sexes ne progresse guère, et les socialistes ne font rien pour cela. Rappelons que les femmes n’avaient alors aucun droit, ni celui de faire quoi que ce soit -travailler, toucher un salaire, se syndiquer, vendre ou acheter- sans l’autorisation de leur mari, ni aucun droit sur leurs enfants… Les droits des femmes ne sont presque jamais mentionnés dans les professions de foi socialistes. Il faut dire que cela ne serait pas un très bon argument électoral, puisqu’on ne s’adresse qu’aux hommes. Seuls quelques socialistes indépendants Sembat, Viviani, Millerand ont pris position en faveur de l’égalité des sexes. Ce n’est pas forcement que les autres y aient été opposés ; c’est plutôt qu’ils n’y voyaient pas une priorité, d’autant qu’ils considéraient ces droits comme des droits formels, sans autre utilité que de faire comprendre aux femmes -comme aux prolétaires- que là n’était pas la solution. Ils s’impatientaient de voir les femmes persister à revendiquer ces droits ici et maintenant, alors qu’on les leur avait promis pour après la révolution. Croire la société capable de se réformer n’était-ce pas mettre en doute l’urgence de faire la révolution sociale ? N’était-ce pas manifester un attachement bourgeois à des principes dépassés ?

 

Que conclure sur cette période ?

Hubertine Auclert n’était pas socialiste mais elle a apporté une contribution fondamentale au socialisme. Elle a fait inscrire dans l’héritage socialiste une déclaration des droits de la femme qui ne sera jamais surpassée, aidant ainsi à liquider l’héritage proudhonien.

Le socialisme a intégré le principe de l’égalité des sexes dans son programme, mais ne s’est pas prononcé sur le point d’achoppement : L’égalité des sexes est-elle un principe à inclure dans le projet révolutionnaire (une promesse pour l’avenir) ou un objectif à inclure dans le programme minimum du parti ?

 

2-1920, Hélène Brion, les « partis d’avant-guerre » et le communisme.

Le deuxième moment dont je voudrais parler se situe autour de la guerre de 14-18. Un peu avant, avec la création du Groupe des femmes socialistes et après avec la scission de 1920 et la fondation du Parti communiste. La féministe dont je vais parler c’est Hélène Brion, qui à la différence d’Hubertine Auclert était socialiste, puis communiste. La question qui a divisé alors les socialistes (en particulier les femmes socialistes) est celle des relations (tolérables ou interdites) avec le mouvement féministe, dit bourgeois, qui luttait pour les droits des femmes.

La Conférence internationale des femmes socialistes de Stuttgart en 1907 a décidé, sous l’impulsion de Clara Zetkin et malgré l’opposition de Madeleine Pelletier que « les femmes socialistes ne doivent pas s’allier aux féministes de la bourgeoisie« . Celle de Copenhague en 1910 a décidé la création dans tous les pays de groupes de femmes socialistes sur cette ligne politique là, et aussi la célébration annuelle d’une journée internationale des femmes où la revendication du droit de vote serait « éclairée conformément à la conception socialiste d’ensemble de la question des femmes » (non pas le 8 mars et non pas pour commémorer une grève de couturières new-yorkaise qui n’a jamais existé. Celles-ci n’ont été inventées qu’en 1955.[7].). Le Groupe des femmes socialistes a été créé en janvier 1913, au sein du parti (la carte de membre était demandée à l’entrée de la réunion constitutive). Un certain nombre de féministes du parti y participaient et quatre d’entre elles ont été élues à la première commission exécutive : Marie Bonnevial, Maria Vérone, Hélène Brion, Marguerite Martin. Madeleine Pelletier ne rejoindra jamais le groupe : « je crains, écrivait-elle à Hélène Brion, que le GDFS ne soit que la petite classe du parti socialiste et qu’on y laisse de côté le féminisme pour complaire aux hommes du parti (…) l’organisation des femmes dans le parti socialiste ne peut avoir de raison d’être que si elle est féministe ; tout au moins suffragiste« . Louise Saumonneau au contraire s’y est imposée, bien décidée à faire passer sa ligne anti-féministe.

Le Groupe des femmes socialistes a été alors -et jusqu’à la guerre- le lieu d’un débat extrêmement violent entre les femmes socialistes, sur les relations entre féminisme et socialisme.

Pour Louise Saumonneau ou pour Suzon (Suzanne Lacorre), le féminisme est bourgeois en ce qu’il oppose la solidarité de sexe à la lutte des classes. Pour elles une ligne de classe passe entre les femmes qui ne doit pas être franchie, et celles qui voient cela différemment sont rejetées de l’autre côté ; qualifiées de bourgeoises elles aussi, même si rien d’autre ne les distingue des premières. Marguerite Martin pour qui « le vrai féminisme est uniquement basé sur le principe égalitaire (…) il est parfaitement conciliable avec l’idéal socialiste » et qui appelait à mener deux combats, l’un « sur le terrain de la lutte des classes », l’autre pour l’émancipation des femmes « à côté des bourgeoises chaque fois que leurs revendications touchent un point du programme socialiste« . Hélène Brion surtout, pour qui il existe « du fait de l’organisation masculiniste du monde une solidarité féministe que j’ai toujours affirmée bien haut » et qui concluait à la nécessité de « continuer le combat féministe à côté et en marge du combat socialiste« . Suzon condamne violemment cette idée : « il faut laisser de côté tout ce qui n’est pas ce combat prolétarien« , les femmes ne doivent pas « batailler contre la toute puissance des moustaches et des barbes » mais se dévouer sans compter, apporter « des réserves intactes d’enthousiasme, de courage, d’allègre espérance« , se soumettre sans discuter au Parti, à son idéal et à sa « pensée virile ». La peur du féminisme -je dirais même la phobie- chez Louise Saumonneau est telle qu’elle en vient à rejeter les ouvrières (suspectes de féminisme), et à prendre le parti des hommes qui contestent leur droit au travail, à leur interdire de créer entre elles des syndicats quand les hommes refusent de les admettre parmi eux car « cela favoriserait l’influence bourgeoise« .[8].

C’est cette ligne anti-féministe avant tout qui a triomphé au GDFS. Les « féministes » et les « conciliatrices » ont été exclues de la direction. Refusant tout conflit avec le parti, le groupe lui subordonnait ses revendications. Il ne prenait pas la défense des ouvrières contre des ouvriers qui s’opposaient à leur droit au travail  « afin de rester un groupement de classe ». Pour se protéger de tout risque féministe, il n’admettait que des femmes déjà membres du parti. Il ne servait donc même pas à recruter pour le parti. Il n’y eut pas plus de 2 à 3 % de femmes parmi les socialistes avant la guerre de 14, en France ; tandis qu’en Allemagne à la même époque il y avait 175.000 adhérentes au parti social-démocrate soit 11 à 16 % d’un parti beaucoup plus nombreux qu’en France. Ni groupe de pression vis à vis du parti, ni moyen de recruter pour son compte, le Groupe des femmes socialistes ne servait à rien, et ne reçut aucun soutien.

 

Hélène Brion, (1882-1962) était institutrice, secrétaire de la fédération nationale des instituteurs de 1914 à 1917. Comme membre du comité confédéral de la CGT, elle a assumé les positions pacifistes de son syndicat, on la trouve parmi les « zimmerwaldiens ». En 1917 elle a été traduite devant le Conseil de guerre et condamnée pour propagande défaitiste, radiée de l’Education Nationale jusqu’en 1925.

En 1917, elle écrit : La Voie féministe, Les partis d’avant-guerre et le féminisme pour démontrer la nécessité de « continuer le combat féministe à côté et en marge de tous les autres » : Le socialisme et le syndicalisme ne suffisent pas, dit-elle, parce qu’ils ne s’occupent que des questions du travail et pas de l’oppression des femmes dans la famille (elle cite l’exemple d’une gréviste ramenée de force à l’atelier par son mari sans que personne ne s’y oppose). Même le syndicalisme peut s’opposer au droit des femmes au travail, et elle rappelle l’affaire Couriau : Emma et Louis Couriau, typographes veulent s’inscrire au syndicat du livre à Lyon, celui-ci les refuse, elle parce qu’elle est une femme (bien que payée au tarif syndical), lui parce qu’il n’empêche pas sa femme de travailler dans ce métier. Par une menace de grève le syndicat impose au patron de renvoyer Emma. Dans cette affaire , dit H.B. « le monde féministe se leva tout entier pour protester… et pas une seule voix du monde officiel syndicaliste« . En fait la défense des Couriau a été organisée principalement par la Fédération féministe universitaire du Sud Est -animée par des institutrices féministes socialistes-  et l’affaire a provoqué un débat important dans la presse syndicale et une certaine évolution des mentalités). Il est vrai que la presse socialiste et syndicale s’intéressait très peu à la condition des ouvrières ; c’est dans le quotidien féministe La Fronde  qu’Aline Vallette (qui était Secrétaire permanente du Parti ouvrier français) puis Marie Bonnevial tenaient la rubrique du travail. Et il y avait plus d’ouvrières au Congrès du travail féminin de Marguerite Durand que dans les congrès ouvriers.[9].

La position d’Hélène Brion semble claire : « la voie féministe ne saurait se confondre avec la voie syndicale et socialiste .[10]. Mais après la guerre, il y a eu la révolution russe et la création du PCF que nous voyons dans son nouveau journal. Le premier numéro de La lutte féministe, Organe Unique et rigoureusement Indépendant du Féminisme Intégral sort le 20 février 1919, (an 127 de la République bourgeoise et masculiniste). Dans le n°8 elle met les socialistes « au pied du mur ». Ils avaient soutenu des candidatures de femmes aux élections municipales et législatives en 1908, 1910, 1912, 1914 mettront-ils des femmes sur leurs listes : « le parti perdrait des sièges ! ce serait moins grave que de perdre la confiance des opprimées femmes qui vous font l’honneur de croire à vous comme au parti de la justice et de l’égalité… ce n’est pas constitutionnel ? Est-ce que la Révolution est légale ? Et est-ce que cela vous empêchera de la tenter un jour« . Nous trouvons la réponse au n°9 « Nos camarades socialistes nous laissent tomber. L’illégalité des candidatures féminines leur a fait peur« . Au n°12 elle se prononce pour l’adhésion du PS à l’Internationale communiste : « Toutes les femmes auraient dû voter pour cette adhésion à la 3° Internationale, Le parti communiste partout leur a donné l’égalité… les soviets ont aboli la prostitution… modifié les lois du mariage et unifié les droits des parents sur l’enfant.. ils ont donné à la femme le droit au travail et l’ont affranchie par la création de services municipaux ménagers« . Au n°14, le sous titre du journal change ; La lutte féministe n’est plus l’organe rigoureusement indépendant du féminisme intégral, mais pour le communisme. Que s’est-il passé ? L’éditorial de ce numéro est un dialogue entre Hélène Brion et son amie Véra, « Retour de Russie ». Celle-ci, « le regard illuminé », rapporte des récits émerveillés et convainc Hélène Brion « Là bas notre cause a vaincu ; là bas nous sommes dans la lutte.. non en auxiliaires mais en égales. Notre égalité est admise en principe et l’émancipation nous est prêchée comme un devoir (…) l’émancipation intérieure, œuvre d’éducation lente commence à peine. Mais l’émancipation extérieure, celle que les lois peuvent conférer est absolue et l’égalité est parfaite (…) ce sont d’autres hommes que nos socialistes (…) ceux-là sont des vrais, des sincères : nous devons être avec eux ! (…) tu n’as jamais voulu prendre une autre étiquette que féministe (…) mais tu sais bien dans le fond que féminisme ne suffit pas comme doctrine économique. Précise ta pensée, sans crainte, maintenant d’être dupe et écris en entier : « La lutte féministe pour le Communisme« .

Apparemment la révolution russe qui a amené Hélène Brion au communisme n’a pas transformé les hommes du parti et très vite  La Lutte féministe exprime la même déception vis à vis des communistes que précédemment vis à vis des « partis d’avant-guerre ». Quand il s’agit des élections « on s’en préoccupe de la façon étroite qui était propre au parti socialiste« , c’est à dire « sans parler du vote des femmes« , et Hélène Brion demande au parti de « présenter des candidates femmes et (d’)engager les femmes à voter » avec les mêmes arguments que trois ans plus tôt, sans parvenir à convaincre ces  « révolutionnaires de pacotille« (n°18). Et quant à protester contre les « lois scélérates » il y a deux poids, deux mesures : L’Humanité mobilise contre la « loi superscélérate » qui vise les « menées anti-militaristes », alors que « nos grands confrères révolutionnaires » se sont peu souciés de la loi scélérate qui visait « le néo-malthusianisme et l’avortement » (C’est à dire la loi de 1920 qui en particulier fait obligation « au docteur » « de dénoncer la malheureuse à la « Justice »).

Après le n°18, La Lutte féministe disparaît sans explications.

 

Selon Laurence Klejman et Florence Rochefort, historiennes du féminisme sous la Troisième République, toutes les tentatives pour allier féminisme et socialisme ou communisme ont tourné court. Il y a eu quelques tentatives individuelles, mais pas de rencontre collective. Le PCF a agi pour les droits des femmes, présenté des femmes sur ses listes et en a fait élire plus d’une dizaine, il a appuyé la revendication d’égalité civile et a été favorable à l’égalité des salaires. Mais il s’est distingué autant qu’il est possible des positions féministes. Pour la III° Internationale « Il n’y a aucune question féminine spécifique ». Quand Moscou a abandonné ses positions avant-gardistes sur la famille et la sexualité pour adopter un nouveau Code de la famille, les femmes du PCF ont été chargées de faire passer le message du retour aux valeurs traditionnelles. Les féministes qui avaient rallié le parti communiste, Séverine, Marguerite Martin, sont parties ou ont été victimes des « épurations périodiques ». Marthe Bigot et Hélène Brion n’ont pas supporté le « sectarisme » des camarades. »L’individualisme féministe est trop rétif à une subordination aux « intérêts supérieurs » du parti et ne veut rien céder de ses priorités« .[11].

Mais en définitive ce qui est rejeté notamment chez Hélène Brion et qualifié de « féminisme bourgeois », n’est-ce pas ce qui après 1968 sera nommé gauchisme ?  (selon la terminologie de Lénine : « Le gauchisme, ou la maladie infantile du communisme »). Comme le souligne Huguette Bouchardeau,  « Hélène Brion était une impatiente, c’est vrai. Impatiente de tout changer, rageant de voir les blocages que mettaient les hommes, même quand ils se disaient socialistes, à la reconnaissance des droits des femmes« . Sa tenue vestimentaire, son « excentricité », son « manque de tenue » étaient critiqués par des syndicalistes, qui évitaient ainsi d’exprimer le fond de leur réprobation à l’égard de la vie qu’elle menait, car elle avait choisi l’union libre et la maternité célibataire, et avait deux enfants d’un émigré russe. Cette réprobation à l’égard de la liberté de mœurs pointe dans le remplacement des institutrices par des ouvrières à la tête de la commission féminine de la CGT  : « Les ouvrières ne pratiquaient pas l’union libre, leur mise était encore réservée : elles portaient peu les cheveux courts par exemple« .[12].

Quant à Madeleine Pelletier elle n’a pas trouvé en Russie le féminisme réalisé, comme Véra, l’amie d’Hélène Brion. Elle a raconté son Voyage aventureux en Russie communiste. « En Russie comme ailleurs, on n’a que la liberté que l’on prend et l’émancipation féminine restera la dernière bataille à gagner« .[13].

 

 

Après ces évocations d’une histoire mal connue, le temps me manque pour parler d’une période plus proche de nous. Que j’ai vécue comme féministe, certaines d’entre vous sans doute comme communistes, mais nous pourrons nous y attarder dans le débat.

Dans ces années 70, où le féminisme renaît comme mouvement social, la séparation d’avec les organisations de la classe ouvrière est déjà là, puisque le MLF vient en droite ligne du mouvement de 68, du « gauchisme ». C’est par rapport aux organisations de l’extrême gauche (qui sont elles-mêmes issues du mouvement communiste) que les féministes des années 70 marquent leur différence et affirment leur autonomie. Les rapports de filiation et de rupture qui s’établissent avec l’extrême gauche sont du même type que celles que nous avons évoquées pour le passé. Les féministes refusent que leurs revendications soient considérées comme secondaires et que la lutte des femmes soit subordonnée à la lutte des classes. Elles veulent définir elles-mêmes leurs priorités et leurs moyens de lutte. Elles reprochent aux organisations dont elles sont issues de ne pas mettre leurs actions en accord avec leur discours. Quand à la contradiction sur l’analyse de classe, on la retrouve comme en 14 : pour les féministes il y a des intérêts communs entre toutes les femmes par delà la division sociale et c’est à cause de ce point de vue qu’elles sont traitées de « petites-bourgeoises » par des soi-disant révolutionnaires.

 

Dans cette nouvelle étape du féminisme, il ne s’agit plus de revendiquer l’égalité des droits, qui est à peu près réalisée, mais de combattre la subordination des femmes dans la famille et d’affirmer leur droit à disposer d’elles mêmes.

Les féministes ont engagé la bataille pour l’avortement libre et gratuit en 1971 (manifeste des 343), ce combat a ensuite été soutenu par des médecins (Manifeste des 331), a donné lieu à la création du MLAC. Les partis de gauche ont relayé la lutte au Parlement. On peut voir là un grand succès pour le féminisme puisque dans les années 50 le parti communiste s’était opposé avec violence au « birth control », reprenant la position de Lénine contre la « théorie réactionnaire et lâche » du néo-malthusianisme qui risquait de priver la classe ouvrière des combattants de classe dont elle avait besoin.[14]. Dans sa lettre à Inessa Armand Lénine classait « la liberté d’avoir ou non des enfants » parmi les revendications bourgeoises. Et c’est la position du Parti, exprimée sans ménagement par Jeannette Veermersch :

« Depuis quand les femmes prolétaires luttent pour les mêmes droits que les dames de la bourgeoisie ? Jamais… Depuis quand les femmes travailleuses réclameraient le droit d’accéder aux vices de la bourgeoisie ? » .[15]. Dans cette position de rejet d’une liberté parce qu’elle serait partagée avec les bourgeoises, j’entends comme un écho de celle de Louise Saumonneau.

La lutte des femmes a imposé le vote de la loi Veil ; mais c’est les partis de gauche qui l’ont votée. Il y a bien eu une alliance, mais cela n’a pas été dit à ce moment là où on mettait plus l’accent sur ce qui nous distinguait.

 

La contradiction a été jusqu’à l’affrontement physique dans des conditions qu’il faudrait éclaircir, lors de la manifestation du 1° mai 1976. Pourquoi le cortège féministe (dont la place dans la manifestation avait été négociée) a-t-il été repoussé violemment par le Service d’ordre de la CGT ? Sans doute l’humour provocateur du MLF n’avait-il pas été apprécié. Quelques slogans -plus drôles qu’agressifs- tournaient en dérision la culture communiste : « Ni faux cils, ni marteaux piqueurs », « La démocratie de Monsieur est avancée » ou -allusion à la chanson de Jean Ferrat- « L’avenir de l’homme n’est plus ce qu’elle était » et « L’homme est le passé de la femme ». Mais cela ne suffit pas à expliquer ce qui apparaît comme une décision politique puisque la même scène a eu lieu au même moment dans différents endroits. Peut-être est-ce la question du viol, qui était le thème principal cette année là, qui ne « passait pas ». Cela a provoqué aussi une rupture avec l’extrême gauche, qui nous reprochait l’appel à la justice de crainte que celle-ci ne s’acharne sur les immigrés (ce qui s’est passé bien sûr). Sans doute n’avons nous pas bien su gérer les contradictions  à ce sujet ; n’empêche que nous ne pouvons pas éluder cette question, centrale dans l’oppression des femmes. C’est une question qui oblige, comme le disait Hélène Brion à « continuer le combat féministe à côté et en marge de tous les autres ».

 

            Aujourd’hui :

Il semble bien y avoir une étape nouvelle. La  manifestation du 25 novembre 95 a été préparée ensemble par les féministes et par les organisations de gauche et d’extrême gauche, ce qui est révélateur d’un changement de part et d’autre : les organisations de gauche se mobilisent « pour les droits des femmes » et les féministes ne craignent plus de lier leur lutte aux autres. Le mouvement social a fait sien le principe de la Conférence de Pékin- que « les droits des femmes sont partie intégrante et indivisible de tous les droits humains et des libertés fondamentales« . Il semble avoir compris qu’ils sont un élément essentiel du combat pour la démocratie et la justice sociale. Cela n’empêchera pas des contradictions -secondaires peut-être mais impossible à éluder- de se développer et l’éternelle question des priorités se posera à nouveau.

Nous abordons peut-être un nouveau rendez-vous historique. Pour ne pas le rater, je pense qu’il faut retenir les leçons du passé et ne pas se masquer les problèmes. Les contradictions existent, existeront, et c’est bien ainsi ; elles sont le moteur de l’histoire.

Notes :

[1].Voir : Françoise Picq, « Le féminisme bourgeois, une théorie élaborée par les femmes socialistes avant la guerre de 14 », in Stratégies des femmes, (collectif), Paris, Tierce, 1984.

[2].Hubertine Auclert, « Egalité sociale et politique de l’homme et de la femme », Discours au congrès ouvrier socialiste de France, 1879.

[3].Hubertine Auclert, « Le droit politique, question interdite au Congrès International des femmes », Paris 1978 (brochure, Bibliothèque Marguerite Durand).

[4].Jules Guesde, L’Egalité, 31-3-1880.

[5].Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, PFNSP, 1978.

[6].F.Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, 1884.

[7].Par Claudine Chomat dans l’Humanité. Voir Liliane Kandel et Françoise Picq, « Le mythe des origines : à propos de la Journée Internationale des femmes », La Revue d’en face, N°12, printemps 1982.

 

[8].Ces arguments contradictoires sont échangés dans le journal L’Equité en 1913 et 1914.

[9].Voir Madeleine Guilbert, Les femmes et l’organisation syndicale avant 14, Editions du CNRS, 1964. Il y eut 50 ouvrières au Congrès du travail féminin, et jamais plus de 8 dans les Congrès ouvriers avant 14 ; 16 dans ceux de la CGT.

[10].Hélène Brion, La Voie féministe, les partis d’avant-guerre et le féminisme, Epône, 1917. Réédité, préface, notes et commentaires d’Huguette Bouchardeau, Paris, Syros Coll. « Mémoire des femmes », 1978.

[11].Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’Egalité en marche, le féminisme sous la Troisième République, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, des femmes, 1989.

[12].Huguette Bouchardeau, préface à Hélène Brion La voie féministe, Syros, 1978.

[13].Madeleine Pelletier,  dans La Voix des femmes, 27-10-21.

[14].Lénine, « La classe ouvrière et le néo-malthusianisme ».

[15].Jeannette Vermeersch, discours publié dans un supplément à France nouvelle mai 56.