Revue Revista Rosa Brésil

Questions féministes pour Revista Rosa   Lena Lavinas  Carla Rodrigues

Réponses de Françoise Picq octobre 2020

1 La notion de féminisme qui nous a formées dans les années 70, en dépit de nos divergences, a été remplacée par celle de féminismes pour mettre en valeur la dimension plurielle, les divisions et les oppositions au sein du mouvement des femmes. Si cette approche affirme l’essence foncièrement  démocratique et horizontale du féminisme, cela semble remettre en cause son universalisme.  Y a-t-il un féminisme universel ou l’effet générationnel reconfigure les vagues féministes et impose désormais une adjectivation?

Il y a toujours eu des points de vue opposés dans le féminisme. Des divergences sur les priorités (d’abord conquérir les droits civils, ou tout miser sur les droits politiques -comme Hubertine Auclert) ; sur la stratégie : radicalisme ou “politique des petits pas”, autonomie ou alliance avec des partis. Et les anathèmes à l’égard de celles qui avaient choisi une autre voie n’avaient rien à envier à celles d’aujourd’hui. Ainsi le qualificatif de “bourgeois” au début du XX°siècle a eu la même fonction que celui, aujourd’hui de “féminisme blanc” : délégitimer un combat. On retrouve d’ailleurs les mêmes arguments pour délégitimer ce féminisme (au nom d’un autre combat “principal”, la lutte des classes ou un certain anti-racisme (sur le “féminisme bourgeois”, voir F.Picq “Qu’est-ce que le féminisme bourgeois”, in Stratégies des femmes, 1984, et traduction en anglais. www.francoisepicq.fr)

Il est normal qu’il y ait des désaccords parmi les féministes. Cela fait partie du débat démocratique. Et les controverses peuvent être très intéressantes parce qu’elles touchent à des questions fondamentales et éclairent les contradictions essentielles de la société. Malheureusement le débat est souvent impossible, quand certaines lui préfèrent les anathèmes. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau, l’histoire des mouvements sociaux est pleine de  polémiques et d’excommunications. Et les femmes n’y échappent pas, contrairement à l’utopie   de la sororité des débuts du MLF…

2 Pensez-vous que la façon de formuler les féminismes par vagues met en danger  la transmission intergénérationnelle du féminisme de telle sorte que chaque nouvelle génération se voit obligée de reprendre les mêmes mots d’ordre et les mêmes revendications déjà acquises?

Je me suis souvent opposée à la métaphore des vagues  qui tend à gommer les continuités et à masquer les oppositions, (qui sont des oppositions de points de vue et non de générations).

Ma position par rapport à la succession des générations et aux malentendus qui souvent l’accompagnent, c’est qu’il faut distinguer parmi les caractéristiques de tel ou tel mouvement celles qui sont conjoncturelles, liées à un certain contexte, et celles qui s’inscrivent dans l’histoire longue, cumulative, des conquètes du féminisme. Chaque génération peut définir ses enjeux et ses formes d’intervention, mais  il ne faut pas accepter de remise en question des droits qui ont été conquis par les mouvements féministes.

 Il est sans doute normal que la prise de conscience féministe (le moment où on réalise le fossé entre le principe d’égalité et la réalité) s’accompagne d’indignation. Cela explique sans doute le refus de jeunes féministes de considérer le chemin parcouru et les acquis du mouvement précédent. Mais cela rend la transmission difficile et douloureuse pour les “anciennes” dont l’expérience est niée ou contestée, alors qu’elles souhaiteraient inscrire les mobilisations actuelles dans la longue histoire du féminisme.

Et puis il est vrai que rien n’est jamais acquis et que certains combats sont toujours à recommencer. Ainsi sur la question essentielle de l’avortement (la principale conquête du féminisme des années 70 pour nous Européennes), on voit à la fois une extraordinaire mobilisation dans certains pays, notamment en Amérique latine, et une énorme remise en question, notamment aux Etats-Unis.

A propos des violences sexuelles, ce qui pouvait nous apparaître comme des victoires (ainsi du viol jugé comme un crime) semble aujourd’hui dérisoire quand on réalise l’ampleur et la gravité des violences (la notion nouvelle de féminicide et l’accroissement des cas). D’autant que le seuil de tolérance  est abaissé de façon considérable.

3 L’intersectionnalité, au départ un outil théorique, a été transposée dans l’action et aujourd’hui façonne les féminismes. Il y a les “féministes intersectionnelles” et les autres. Quels en sont les avantages et y a-t-il des inconvénients?

L’intersectionnalité est devenue une exigence au nom de laquelle le féminisme tel que nous l’avons défini dans les années 70 est remis en question. Dans un moment où l’analyse sociale était dominée par le marxisme et où la « lutte des classes » était première, le mouvement féministe avait réussi à imposer la légitimité de son combat (dans le parallélisme avec les autres luttes). Il n’a jamais été question de substituer la lutte des femmes à la lutte des classes, mais seulement d’articuler les deux. Et de refuser que les revendications des femmes doivent s’effacer devant celles des autres (ainsi de la dénonciation du viol, même  commis par un opprimé). Dire aujourd’hui que les féministes des années 70 n’ont pas pris en compte les dominations de classe ou de race est une falsification de l’histoire. Le féminisme des années 70 est né dans le sillage du mouvement de Mai 68, dans le combat anti-impérialiste et révolutionnaire. Notre victoire avait été d’imposer une analyse de la société plus complexe que celle qui dominait jusqu’alors, où la question des femmes avait aussi sa place. Aujourd’hui l’intersectionnalité, mise en avant comme un progrès, aboutit souvent à hiérarchiser les combats et à invalider celui des femmes qui ne serait pas, en soi, légitime.

4 Suivant ce même registre, se trouvent côte à côte aujourd’hui les féministes noires et les féministes post-coloniales. Nous venons de publier au Brésil, le bouquin de Françoise Vergès, “Un féminisme décolonial.”, En outre, on observe la valorisation d’auteures comme Angela Davis ou Maria Lugones. Y a -t-il des limites au pluralisme féministe?

Je ne comprends pas la question. Pourquoi y aurait-il des limites au pluralisme féministe ?

Le problème c’est que ces féminismes « décoloniales » s’appuient sur un mensonge, sans doute indispensable pour leur donner leur raison d’être. Françoise Vergès refait l’histoire quand elle dénonce le MLF, en occultant sa propre participation à l’imposture du MLF « déposé ».   

5 la pensée féministe dans sa radicalité, de même que le mouvement noir Black Lives Matter, permet une re-interprétation du colonialisme et de sa survie dans le present. Est-ce que la compréhension de ce qu’est la violence coloniale et comment elle nous a façonnés est accessible à tous et peut-être apréhendée pour la transformation? Ou parler de travail égal-salaire égal facilitait la tâche?

Il est clair qu’il y a aujourd’hui une réintéprétation du colonialisme, un renversement de perspectives. Le Tiermondisme portait nos espoirs de libération des peuples opprimés. Le “post-colonialisme” l’a remplacé, en raison de la désespérance. On peut comprendre que la faute soit rejettée sur le colonialisme, mais cela ne permet pas d’avancer. On a beaucoup plus conscience aujourd’hui de la violence du colonialisme (que Macron a pu qualifier de “crime contre l’humanité”).

Le mouvement Black lives matter, me semble-t-il, s’inscrit dans le passé esclavagiste des Etats-Unis plutôt que dans le colonialisme.

6 La violence coloniale semble se perpétuer contre les groupes qui, historiquement, en ont été la cible, qu’il s’agisse de la population noire ou des peuples autochtones. Il semblerait, cependant, que d’autres groupes en font également les frais maintenant. Peut-on inscrire le phénomène global de la violence contre les femmes et du féminicide comme la manifestation de la misogynie inhérente à la violence coloniale?

Je ne sais pas si on peut rapporter la violence contre les femmes et les féminicides à la violence coloniale. D’autant que ce sont plutôt les hommes qui sont victimes par exemple des violences policières.

Les violences sexuelles et sexistes existent partout, dans tous les milieux. Il est difficile de dire si, de façon générale,  les femmes qui cumulent les discriminations en sont plus particulièrement victimes. On connait  le cas des femmes autochtones au Canada, les chiffres terrifiants des féminicides au Mexique et ailleurs en Amérique latine. Mais je ne sais pas s’il faut y voir la perpétuation de la violence coloniale.

7 Le mouvement Me Too, d’ampleur internationale, a galvanisé la force de la parole des femmes. Il a permis une réappropriation de leur corps et la reconstitution d’une identité brisée. Sans compter qu’il a nourri la radicalisation du féminisme dans un monde globalisé relativement dépolitisé. Cela nous semble être révolutionnaire car cela a permis un rééquilibrage – encore insuffisant, il faut le signaler – du rapport de force entre les sexes.  En êtes- vous d’accord?

Il est certain que le mouvement Me Too a secoué la planète, et mis l’accent sur cette situation de domination et de violence qui est commune à tant de femmes. C’est une nouvelle étape, non pas que les femmes aient pris la parole comme on le dit beaucoup, mais que cette parole soit davantage entendue. Cela modifie le rapport de force pour un temps. Il n’est pas sûr que cela dure. La réalité demeure de la difficulté à faire reconnaitre  les violences par la justice, quand il n’y a pas de preuves tangibles et que c’est parole contre parole. 

8 Le féminisme, parce qu’essentiellement anti-hiréarchique et engagé dans la transformation structurelle des rapports sociaux de sexe, s’est toujours présenté comme un mouvement radical. Il semblerait que le XXIe siècle nous apporte un nouveau radicalisme féministe ou un féminisme radical assez différent dans ses pratiques du précédent. Est-ce vrai?

Le féminisme n’est pas toujours et partout radical. Il y a la plupart du temps des féministes réformistes qui font aussi avancer la cause des femmes. Cela fonctionne mieux quand ces différentes stratégies vont dans le même sens. C’est ce succès que Laure Béreni a étudié dans la bataille pour la parité, en forgeant la notion  d’“l’espace de la cause des femmes”. 

On assiste aujourd’hui à un nouveau radicalisme chez certaines jeunes féministes, dont parfois les méthodes nous choquent. Mais il est certain que les nôtres ont choqué de la même manière des féministes qui se voulaient raisonnables dans leurs revendications d’égalité des droits.

9 Parmi les nombreuses questions complexes, au sein du débat féministe au Brésil comme ailleurs, se pose aujourd’hui celle du punitivisme.  Cela nous remet à Foucault, avec son Surveiller et Punir. Il semblerait, cependant, que les féministes défendent ardemment la punition comme moyen de prévention contre les violences sexuelles et sexistes. Comment le féminisme peut-il faire la part des choses entre justice et réparation, d’un côté, et punition et “cancellation,” de l’autre?

C’est un dilemme que nous avons connu. Quand nous avons réclamé que le viol soit reconnu comme tel (un crime selon la loi), donc jugé par la Cour d’Assises, on nous a accusées de faire le jeu de la “justice bourgeoise”. Et c’est vrai que nous ne pouvions pas contrôler la machine que nous lancions. Mais que faire ? On ne pouvait plus se taire et subir.

Ce qui est reproché aux féministes radicales aujourd’hui c’est au contraire de ne pas faire appel à la Justice, avec ses règles de débat contradictoire et de présomption d’innocence et de lui préférer le “tribunal médiatique” qui livre en pâture avant de discuter. C’est un vrai problème, parce que l’expérience montre qu’on ne peut pas faire confiance à la justice, en ce qui concerne les violences à l’égard des femmes, même si les choses semblent évoluer en réponse aux mobilisations féministes.

10 Le propre de la rationalité néolibérale est de fonctionner en rendant l’individu responsable de son propre sort.  En ce faisant, elle permet d’ éffacer les structures sociales, voire les superstructures, exigeant , en conséquence,  la punition et l’exclusion des sujets considérés “ratés”. Cela permet, par ailleurs, d’occulter l’absence de politiques publiques et le démantèlement de l’Etat Providence. A votre avis, le féminisme se présente-t-il comme un mouvement contre-hégémonique au modèle néolibéral?

Je ne sais pas répondre à cette question. Il faudrait préciser ce qu’on entend par “rationalité néo-libérale” selon les contextes. En France le néo-libéralisme est plus dénoncé que revendiqué. L’attachement à l’Etat-providence et au “modèle social” est tel que c’est toujours au prétexte de le sauver que les politiques prétendent le réformer.

Votre proposition de “modèle contre-hégémonique au modèle libéral” me semble trop vague pour que je puisse répondre.

11 De par le monde, le néo-intégrisme réligieux, catholique et évangéliste, remet en cause les droits reproductifs, en particulier le droit à l’IVG. Pourquoi la mouvance néolibérale s’acharne-t-elle autant contre le  droit des femmes à disposer de leur corps

Les intégrismes religieux connaissent certes un renouveau. Et s’attaquent aux droits des femmes, en particulier aux droits reproductifs. Mais est-ce nouveau (ou néo) ?

Par ailleurs je ne sais pas si on peut faire, de façon générale un lien entre intégrisme religieux et mouvance néo-libérale. Cela peut-être le cas, mais difficile de généraliser, sans une analyse aprofondie .

12 La parité en politique a drôlement progressé en France au cours des deux dernières décennies, contrairement à ce qui se passe au Brésil. La parité de genre en politique s’est- elle avérée un atout pour le féminisme, le rendant plus fort et présent dans la société française? Quels avantages et quelles contradictions peut-on discerner?

Au moment du combat pour la parité, les féministes étaient très divisées. Et c’est vrai que cette victoire n’est pas dénuée d’ambiguités. (Ce que j’ai analysé dans différents articles et dans Féministe, encore et toujours ! Sur mon site : www.francoisepicq.fr). C’est un atout pour le féminisme au sens de l’intégration dans la société. Mais en même temps tout n’est pas positif dans cette intégration du féminisme qui y laisse une part de son dynamisme et de ses exigences.

13 On a fêté fin 26 août le cinquantenaire du MLF en France. S’il a conservé un trait originel, c’est bien son radicalisme et son autonomie. Quel bilan rapide et forcément incomplet peut-on faire sur tout ce que l’on a accompli et tout ce qui reste à faire?

Il est évidemment impossible de dresser en quelques lignes un bilan de cinquante ans de combats féministes ; de victoires et de régressions. Du point de vue juridique, et pour ce qui concerne la France, on peut dire que l’essentiel a été fait pour effacer les séquelles patriarcales du Code Napoléon. Plus que cela, la place des femmes dans la société et leur “être au monde” ont été transformés. Mais la construction d’une égalité réelle est beaucoup plus compliquée à instituer. L’égalité professionnelle est loin d’être réalisée, les instruments sont mis en place progressivement (pas spontanément, la lutte est toujours nécessaire). Le partage des tâches a progressé mais il reste très inégalitaire. Le modèle familial et sexuel a changé. Il est devenu plus égalitaire. Mais il reste un modèle, inacessible pour beaucoup et soumis à toutes sortes de régressions au gré des crises de toutes sortes. On a vu même que la crise sanitaire et le confinement ont accentué les inégalités entre les sexes et accru les violences. Encore ne s’agit-il que de la situation très privilégiée des femmes dans les pays les plus avancés.

On peut comprendre que les jeunes féministes s’impatientent. Mais du coup elles ont tendance à ne pas voir ce qui a été gagné.

Le contexte international  n’est pas très favorable aux avancées démocratiques ou sociales, et encore moins aux droits des femmes. La crainte d’une régression par rapport à ce qui a été proclamé lors de la Conférence mondiale de Pékin (1995) a empêché d’en convoquer une autre jusqu’ici. Mais la mobilisation des femmes à travers le monde pour la conquête de nouveaux droits est impressionnante et riche d’espoirs.