Pionnières d’un nouveau genre

Conférence au Séminaire EHESS « Genre, féminismes et mobilisations collectives », 2008
-Alain Touraine : -« nouveaux mouvements sociaux », recherche de la novation post 68 dans la comparaison avec LE mouvement social de référence : société post industrielle ; perte d’influence du mouvement ouvrier, enjeu différent de ressources économiques. Défense de valeurs non-matérialistes, affirmation d’identités culturelles, « direction de l’historicité » « Le mouvement social est défini comme l’acteur du conflit social mené par des forces de classe pour la direction de l’historicité, cad des modèles de conduite à partir desquels une société produit ses pratiques  (mouvement féministe, anti-nucléaire, écologie, régionalisme).

 

Les analyses sociologiques des NMS me sont utiles comme hypothèses, mais je m’en distingue aussi.

-Première critique de la théorie tourainienne et de sa théorie des « nouveaux mouvements sociaux » : histoire longue du féminisme. Continuité et ruptures d’une phase à l’autre.

Je ne vois pas le féminisme comme un « nouveau mouvement social », visant à  remplacer LE mouvement social par excellence, mais comme un courant idéologique permanent, une doctrine (« une doctrine de bonheur individuel et d’intérêt général (…) proclame l’équivalence naturelle et demande l’égalité sociale des deux facteurs du genre humain » (Nelly Roussel, Le petit almanach féministe illustré 1906).

qui à certains moments de l’histoire devient un mouvement social c’est à dire une mobilisation collective qui poursuit des objectifs (des fins), qui développe des stratégies (conscientes ou inconscientes), qui éventuellement fait l’histoire,  (sans « savoir l’histoire qu’il fait)

conditions : Ute Gerhard : structure d’opportunités politiques, ressources, motifs de mobilisation. Qu’un changement apparaisse possible (donc condition femme ressentie comme ni naturelle, ni inéluctable, ni juste, mais pouvant être modifiée de façon volontaire) et que l’idée d’action collective de l’ordre du possible.

 

C’est pourquoi les mouvements féministes apparaissent le + souvent en lien avec d’autres mouvements sociaux.

-une même histoire internationale : habituel distinguer deux vagues dans l’histoire du féminisme en Occident.  Même si Karen Offen préfère métaphores géologiques, éruptions

-Une première, dont l’objectif central est l’égalité des droits -Une seconde, qui pose le problème en termes de liberté -ou plutôt de libération- et dont l’aboutissement est une redéfinition des rôles, du statut et finalement de l’identité féminine. On peut débattre sur une « troisième vague » actuelle, mais cela nous entraînerait loin…

 

-particularités liées à histoires nationales.,

En France histoire longue et plus tumultueuse, comme histoire nationale, des mobilisations féministes accompagnent les grands moments sociaux de l’histoire : 1789, 1848, 1871… mais moins intense, moins organisée. Des conceptions politiques particulières. …

Aux Etats-Unis dans la lutte abolitionniste (c/ esclavage)

En Grande Bretagne, en Scandinavie, lutte pour le Suffrage, mouvement démocratique.

-Chaque fois pb femmes posé dans les termes du mouvement social : Les droits de l’Homme, la République, le socialisme. Avec répertoire d’action correspondant (Club des Citoyennes républicaines révolutionnaires de 1789, Saint-simoniennes de 1830, Clubs de femmes de 1848 et Union ouvrière de Flora Tristan). Débuts de la III° République grandes associations féministes dans les diverses composantes politiques (libérales, radicales, socialiste)

 

Donc : Le féminisme n’est pas un NMS né de Mai 68, il a une longue histoire.  Féminismes après Mai 68 : forme particulière prise par féminisme dans contexte politique France de l’Après Mai.:

Lien avec mouvement social dans ses différentes phases : issu de / autonome et critique. S’inscrit dans conceptions politiques du moment, revendique son application aux femmes aussi, prolonge analyses politiques, leur donne sens particulier. Ne prétend pas prendre la place du mouvement ouvrier ; seulement conteste  la priorité absolue de la lutte des classes.

 

Je suis d’accord avec la nécessité d’envisager les féminismes dans leur pluralisme, de réfléchir aux relations entre le MLF et la société où il s’inscrit : minorités agissantes, c’est ce que j’ai fait dans RRecherche : le MLF et ses effets sociaux. Mais c’est ce mouvement là que j’ai étudié (et vécu).

 

Le contexte Mai 68. :

Génération du baby boom à l’université. Démocratisation, université de masse. + féminisation,

-30 glorieuses, satisfaction globale des attentes matérielles, doléances portent sur valeurs post-matérielles (intellectuelles, spirituelles, participatives).

-International / spécificité française ( Mvt social –grève générale- s’ajoute à mvt étudiant : Gaullisme devenu pesant, obsolète. Organisations de la classe ouvrières intégrées, société consommation, abandon idéal révolutionnaire).

-Une génération militante : pas de guerre en Europe, mais mobilisation contre : France c/torture en Algérie, US guerre Viet-Nam, ailleurs soutien à US dans cette guerre (Allemagne, Japon),

-Femmes participent à mvt Mai 68, mais Q femmes  (rapports domination  H/F) pas prise en compte

-Féministes ont pour la plupart milité à des degrés divers (engagements politiques ou syndicaux parallèles ou préalables) depuis Mai 68 ou avant (guerre d’Algérie).

 

Registre argumentatif : lié au contexte politique et philosophique :

Luttes de libération nationales. Marxisme : lecture des rapports sociaux (mais marxisme officiel pas appliqué à QF), ou « contradiction secondaire ».

Simone de Beauvoir « On ne naît pas F, on le devient » (qui permet de mettre en question la « nature féminine et de poser autrement la question de l’égalité : « Quand un groupe social a été maintenu en situation d’inégalité, le fait est qu’il est inférieur (…) le problème est de savoir si cet état de choses doit se perpétuer ».

N’a cessé d’être lue depuis 1949, (+ encore aux EU qu’en France, milieux intellectuels). Mais projet de S de B moral, individuel : la libération, dès lors qu’elle est possible est une obligation morale. Méconnaissance et dédain pour féminisme comme lutte collective des femmes. C’est Mai 68 qui permet de penser la question des femmes en termes de Mouvement social et de lutte collective.

Autres influences : Noirs US : autonomie, non-mixité, Panthères noires.

 

Formes d’organisation et Répertoire d’action

Répertoire d’actions empruntées aux révoltes ouvrières, aux mouvements nationaux de libération, aux luttes emblématiques des noirs américains.

MLF a adopté le style, spectaculaire et provocateur du mouvement de Mai et sa conception radicale. Inventivité + médiatisation :

Arc de Triomphe : Créer l’évènement à 9.Un h sur 2 est une F, Il y a + inconnu que le soldat, sa F. Etats généraux de ELLE. 40 à la prison de la Petite Roquette, mais enchaînées, arrêtées. Manifeste 343.

– Mais Rupture avec organisation hiérarchique et verticale ; fonctionnement horizontal, autonomie, capacité d’initiative, défiance à l’égard de la centralisation, de toute délégation d’autorité et de parole, manifestations ludiques, festive, dans la lignée de Mai 68, actions fondées sur l’inventivité et la détermination, choisies pour leur effet sur les médias.

 

Dans l’action collective, le mouvement des femmes a modifié profondément les choses. Il est sorti du mouvement de mai 68, mais il a inventé une nouvelle façon de militer, en articulant l’individuel et le collectif. Lutter pour sa propre libération (individuelle et collective), c’était une rupture par rapport au projet révolutionnaire (de l’extrême gauche qui se met au service des opprimés « la cause du peuple ». Femmes se mobilisent pour elles mêmes (donc considéré comme lutte petit-bourgeoise). La libération cessait d’être un objectif lointain, pour devenir un processus en œuvre. Pas d’objectif de prise du pouvoir, s’en affranchir la lutte est en elle-même le but. La fête.

dimension politique (relation conflictuelle avec la logique du système existant, politisation de questions considérées jusque là comme privées –contraception, avortement, viol, inégalité de salaire, partage des tâches ménagères…), sollicitation de décisions, législation, politique publique, ont profondément renouvelé contenu et contours du politique.

 

Identité des acteurs :

-analyses sociologiques NMS  sortent de la dichotomie marxiste et mettent l’accent sur le développement des « nouvelles classes moyennes »,  classes moyennes salariées, de niveau culturel élevé, exerçant dans le secteur public –enseignement, socio-culturel, para médical, et sur le rôle joué par celles‑ci dans l’évolution culturelle.

Ces analyses s’appuient sur un constat statistique : les couches moyennes supérieures salariées qui représentaient 9% de l’ensemble social en 1954,  en représentent 23,5% en 1981

+ corrélation entre le développement du travail féminin depuis les années 60 et l’expansion de ces couches sociales, et taux de féminisation des professions en question (il y a entre 5O et 9O% de femmes dans les diverses professions de l’enseignement, de la documentation et de l’édition, de la santé et du travail social).

Les Actrices (Enquête) Féministes des années 70

(démocratisation de l’enseignement supérieur, développement du travail qualifié des femmes). En réalité, féministes actives recrutent plus dans niveau supérieur de la catégorie (secteur tertiaire, public, très diplômées).

-mais identité revendiquée autre logique que classe :

Se distinguent des autres femmes, y compris de même origine socioculturelle sur deux points principaux :

-importance de diplôme : 80% sont diplômées d’études supérieurs. Facteur d’homogénéité qui ne peut être expliquée par origine sociale (2 fois + de filles d’ouvriers que parmi les étudiants fin 60’s, surtout beaucoup + de filles d’artisans et petits commerçants). Stratégie universitaire promotion de classe apparaît co stratégie de sexe individuelle (les distinguent même de leur sœurs).

Mais choix professionnels : Préférence pour secteur public, réticences devant dépendance salariale comme loi du marché, esprit d’entreprise et de compétition. Ne rentabilisent pas leur capital scolaire en réussite économique et sociale, privilégient métiers qui préservent temps et liberté. (40 sur 120 sont universitaires ou chercheuses, 20 de + enseignantes) 73 ds secteur public, ou Nbre important, choix de statuts non salarié (niveaux variés).formes d’exercice sans dépendance (piges, vacations, free lance création, écriture).

 

modes de vie : les féministes ont boycotté le mariage, réduit leur fertilité, retardé l’âge de la maternité, beaucoup + massivement et bien avant que la société dans son ensemble n’évolue dans la même direction. Part de l’homosexualité, sans commune mesure avec statistiques nationales.

En 1975 chez cadres et prof lib : 9,6 % de célibataires, 40 % dans notre enquête (les 2/3 mariées avant 68). De fait les féministes (et plus largement la génération de 1968) ont inauguré de nouvelles façons de vivre qui deviennent de moins en moins marginales. Le mariage chute (1972 : 416 000, 334 000 en 1980, 265 000 en 1987, 255.000 en 1993). Le MLF joue ici le rôle d’une avant-garde culturelle, expression ou porte-voix de phénomènes qui le dépassent.

Homosexualité : ¼ des enquêtées. Bisexuelles nombreuses pendant le mouvement, se répartissent par la suite à parts égales entre homo et hétérosexualité.

Maternité : 60 % ont des enfants au moment de l’enquête ‘(1986), avec une moyenne de 0,88 enfant par femme. 40 % à 50% hors mariage (quand chiffres nationaux passaient de 6 % en 68 à 20 % en 1980, autour de 50 % aujourd’hui). Age au 1° enfant : avant 68 moyenne nationale 24,3 ans ; chez féministes aussi. Mais depuis 68 entre 28 et 33 ans. Les statistiques nationales verront ce phénomène à partir de 1972. Les féministes ont précédé et amplifié le mouvement.

 

Comprendre les choix des féministes :

Dans le contexte favorable des années 1970 les féministes se sont trouvées en position d’innovatrices sociales. Est-ce parce qu’elles appartenaient à un groupe social en développement : un destin de classe selon une logique bourdieusienne, ou selon une dynamique plus volontaire en lien avec le féminisme soit  « Stratégies de sexe ou destin de classe ? »

 

 – Enjeux manifestes et enjeux latents

            Parmi les questions soulevées par le mouvement des femmes, il y a les actions militantes, les campagnes et des résultats tangibles ;  d’autres sont beaucoup plus diffuses, des stratégies moins publiques, peut-être moins intentionnelles. Stratégie d’évitement, de retardement et de réaménagement des institutions de la vie privée.

 

Le droit de disposer de son corps : Liberté de l’avortement et de la contraception. -la lutte la plus claire, la plus évidente, celle qui a le mieux catalysé les différents courants, entraînant un mouvement de masse dans la société. -C’est aussi celle aussi où la victoire a été la plus nette. (Action du Planning familial aboutit à la Loi Neuwirth 1967 légalisant la contraception, action du Mouvement des femmes (MLF, MLAC, Choisir…) aboutissant au vote de la Loi Veil 1975, 1979, remboursement de l’IVG 1984. La loi Veil est plus avancée que la législation allemande, italienne, hollandaise… elle reconnaît la responsabilité de la femme ; même si les délais sont moins étendus que dans la législation anglaise).

 

-Ce qui se joue dans la liberté de l’avortement et de la contraception, c’est la question du statut sexuel, de la définition des femmes comme individu. Décider d’avoir ou non des enfants, c’est choisir sa vie, ne pas être soumise à une fonction, à un destin soi-disant naturel, ne pas être enfermée dans des rôles imposés : mariage, maternité, foyer.

La maternité n’est plus ce qui définit les femmes, leur destin. C’est devenu un choix.

-Une stratégies de retardement (pratiquement pas de naissances  chez les féministes pendant la période de la campagne avortement, baby boom quand devenu choix)

-A la suite changement norme : la maternité volontaire devenue la norme dans toute la société, la gestion de la procréation (choix de l’étalement), qui permettra aussi la reprise du taux de fécondité.

 

-La « libre disposition de son corps » c’est aussi le refus de tout ce qui y porte atteinte : le viol, les violences conjugales, l’appropriation par autrui au nom du mariage ou de la famille.

de la domination masculine dans la sexualité. Refus des rôles sociaux imposés et des assignations traditionnelles (destin mère-épouse-ménagère).

 

La remise en question dans les discours du MLF, mais surtout dans les pratiques, dans les choix de vie), – discours provocateur du MLF « Plus jamais ne nous marions, ne restons plus à la maison, leur amour c’est comme une prison »

mariage parce que c’est une institution inégalitaire, malgré les réformes qui sont en cours (Lois de 1970 et 1972 sur l’autorité parentale et sur la filiation), mais surtout parce que c’est une relation de dépendance et d’exploitation domestique.

 

Ce qui s’est passé : changement du modèle familial et sexuel: le modèle traditionnel, patriarcal, d’interdépendance entre l’homme qui pourvoit aux besoins de la famille et la femme qui assure son entretien ne correspondait plus aux nécessités économiques et culturelles, mais était encore considéré comme normal. Développement de l’activité professionnelle des femmes (mariés et mères, surtout les + qualifiées), indépendance financière, équilibre des rapports entre les sexes modifié.

Grands renversements perçus à posteriori : Courbe des naissance s’est inversée en 1964, celle des mariages en 72. Comportements marginaux sont entrés dans les mœurs : cohabitation prénuptiale devenu nouvelle normalité. Union libre de moins en moins militante. Disjonction mariage-enfant . Situations atypiques ont cessé de l’être : divorces, familles monoparentales, familles recomposées sont devenues des variantes du nouveau modèle.

 

Nouveau modèle dominant repose sur l’égalité entre les époux, (ou les concubins puisque le mariage a perdu beaucoup de son importance). Tous deux contribuent aux charges du ménage et sont censés partager également les charges domestiques (mais on sait que sur ce point le modèle théorique n’est guère passé dans les faits).

 

Cohérent avec conditions de vie des couches moyennes salariées (femmes également diplômées, également salariées, indifférences à l’égard du mariage rendue possible par l’absence de patrimoine à transmettre remplacé par le diplôme capital personnel, maîtrise de la fécondité permet de mener de front carrière professionnelle et carrière procréatrice et d’améliorer leur position dans le rapport des sexes au plan conjugal comme au plan social). femmes qui ont les moyens économiques et culturels de leur autonomie ;

-Ce qui a favorisé ce changement et le nouvel équilibre, c’est un ensemble d’atouts pour les femmes : l’éducation des filles, le travail et l’indépendance économique des femmes, la maîtrise par  celles-ci de leur fécondité. Mais bien sûr cela signifie que l’amélioration de leur sort dépends pour beaucoup de la possession de ces atouts : pour d’autres, la double journée de travail pour un demi-salaire et la précarité économique et familiale mène aussi à la paupérisation

 

Rôle des minorités agissantes (rôle de dénonciation mais aussi invention de modes de vie alternatifs). Influence parce qu’exprimaient aspirations + ou – confuses chez beaucoup de femmes. Le discours radical faisait écho à leurs préoccupations : la maternité choisie pour mieux concilier, la mise en question des rôles pour mieux partager, l’assouplissement des normes, l’ouverture des possibles.

Les minorités agissantes n’ont de poids, d’impact sur la société que dans la mesure où elles expriment des aspirations partagées (même de façon moins radicale) par le + grand nombre. Elles se retrouvent marginalisées quand ce soutien leur fait défaut. Quand la vague porteuse s’est retirée, on voit que l’élan révolutionnaire a été d’une grande efficacité, non pas pour abolir le système, mais pour l’aider à se réformer.