Conférence Ecole Normale Supérieure, 19 Mai 2014
L’histoire du féminisme en 45 minutes, une gageure ; (contextes historiques, où aspirations individuelles deviennent une lutte collective, enjeux , formes d’organisation) Histoire internationale et des particularités nationales) ;
Je choisis d’aborder l’histoire du féminisme à partir d’une Sociologie des actrices, dans les deux grandes périodes, qu’on nomme couramment « vagues » du féminisme.
Les deux vagues dans l’histoire du féminisme en Occident. Première, dont l’objectif est l’égalité des droits (civils et politiques, droit à l’éducation, droit au travail). Seconde, qui pose le problème en termes de liberté -ou plutôt de libération- et dont l’aboutissement est une redéfinition des rôles, du statut et de l’identité féminine
Titre La voie féministe repris à Hélène Brion, (son journal a été pour moi le point de départ ; bibliothèque Marguerite Durand vers 1974) qui m’a d’un coup permis de mettre en question le stéréotype du « féminisme bourgeois » et qui m’a indiqué la continuité sur la question des relations entre le féminisme et le mouvement ouvrier. En exergue de son journal, Hélène Brion citait Hubertine Auclerc au Congrès ouvrier socialiste de Marseille en 1879.
« Malheur à nous, malheur aux femmes
,si n’ayant pas disputé pied à pied leur égalité,
elles arrivent esclaves dans un monde meilleur.
Les vainqueurs leur donneront bien quelque don de joyeux avènement,
mais au fond, elles resteront les déshéritées, les inférieures«
Hubertine Auclert,
Discours au Congrès ouvrier socialiste de Marseille, 1879.
C’est par cette question des relations entre féminisme et socialisme que j’ai abordé l’histoire du féminisme. Cela a été la deuxième partie de ma thèse : le renversement du discours socialiste concernant la question des femmes, entre Engels qui faisait de la « défaite historique du sexe féminin » la première oppression de classe dans l’histoire : « Dans la famille l’homme est le bourgeois, la femme joue le rôle du prolétariat » jusqu’au renversement théorique dans les discours comme dans les pratiques qui a forgé le stéréotype du « féminisme bourgeois ». C’est en interrogeant ce stéréotype que j’ai entrepris l’analyse sociologique et politique du féminisme.
I Les féministes de la première vague : Pionnières, Institutrices, « prolétariat intellectuel des femmes »,
Quelques indications de cadrage. Selon les analyses, la « première vague » s’étend plus ou moins. Quand je présente les diverses mobilisations du féminisme comme mouvement social, je fais démarrer la première vague en 1789, car le féminisme français prend sa source théorique dans la théorie des droits de l’homme et dans la contradiction de celle-ci ( J.J. Rousseau, théoricien du Contrat social dont il exclut les femmes qui sont faites pour obéir aux hommes). C’est la spécificité du féminisme français. Le féminisme anglo-saxon (et des pays protestants) a d’autres références théoriques.
Les historiennes ont une définition plus réduite de cette « première vague du féminisme ». Par exemple Christine Bard ou Florence Rochefort et Laurence Klejman la font démarrer durant la III° république lorsque le féminisme s’organise en associations (réunions, groupes, meetings, Congrès, journaux…).
Et de fait l’analyse socio-politique à laquelle je me livre autour de la « théorie du féminisme bourgeois » est centrée sur la période 1879-1914, dans ce moment où se constituent et s’organisent parallèlement ces deux mouvements sociaux et où on voit apparaître cette notion de féminisme bourgeois, avec les débats politiques qui en éclairent les enjeux.
1879 l’alliance féminisme et socialisme. Le Congrès ouvrier socialiste de Marseille. (l’« l’immortel congrès ») Sept femmes assistent à ce Congrès. Hubertine Auclert est invitée « non parce qu’elle est ouvrière mais parce qu’elle est femme, c’est-à-dire exploitée, esclave déléguée de neuf millions d’esclaves« . Considérant que les femmes et les prolétaires sont dans la même situation d’exclusion par rapport aux privilèges, elle leur propose « un pacte offensif et défensif contre nos communs oppresseurs« . Présidant la session « de la femme », elle parvient à faire adopter le programme socialiste, le plus avancé qui ait jamais existé (le droit de vote, qu’elle n’a pas réussi à faire adopter par le Congrès des droits des femmes de 1878). Il proclame le droit des femmes « à régir au même titre que les hommes cette société et à partager l’exercice des mêmes droits, tant dans la vie publique que dans la vie privée« . Il reconnait leur droit au travail et la liberté de choix. Le Congrès accorde aux femmes des droits égaux à ceux des hommes dans le mouvement socialiste « les hommes les admettront dans leurs réunions, cercles d’études, comités socialistes électoraux, où elles auront voix délibérative« .
On a donc un début plein d’espoir : l’alliance des femmes et des prolétaires.
Mais la lune de miel n’a pas duré longtemps. Si le parti naissant a accepté l’alliance proposée par Hubertine, « Considérant l’avantage qu’il y a pour les prolétaires à se ménager le concours des femmes dans sa lutte contre les privilèges« . Il a éludé la question essentielle que posait Hubertine Auclerc, celle de la priorité. « Avant que vous hommes, vous conquériez le droit de vous élever jusqu’à vos maîtres, il vous est imposé le devoir d’élever vos esclaves les femmes jusqu’à vous« .
En termes socialistes la question de l’égalité des sexes est-elle une réforme à obtenir dans la société actuelle (incluse dans le programme minimum) ou bien un changement fondamental réalisable seulement par la révolution. C’est autour de cette question, que le mouvement socialiste naissant va exploser. Comme le dit Charles Sowerwine « Le schisme fondamental du socialisme français, qui allait durer jusqu’à 1905 avait le droit des femmes pour prétexte. C’est que « le problème des femmes avait été le centre concret d’une question abstraite : réforme ou révolution, sur laquelle le parti se scindait« .[1].
Depuis 1879, les droits des femmes ne sont presque jamais mentionnés dans les professions de foi socialistes. Il faut dire que cela ne serait pas un très bon argument électoral, puisqu’on ne s’adresse qu’aux hommes. Seuls quelques socialistes indépendants Sembat, Viviani, Millerand ont pris position en faveur de l’égalité des sexes. Pour les autres ce n’est pas une priorité. Les femmes qui persistent à revendiquer ces droits ici et maintenant, croient la société capitaliste capable de se réformer mettant en doute l’urgence de faire la révolution sociale et donc manifestent un attachement bourgeois à des principes dépassés.
Les féministes sont-elles des bourgeoises ? qu’est-ce que cela veut dire ?
-En France, le stéréotype du « féminisme bourgeois » a été transmis à travers les générations sans plus être mis en question (même problématique dans le mouvement ouvrier allemand : Clara Zetkin c/ Lili Braun et Conférences internationales des Femmes socialistes). Dire que le féminisme est bourgeois c’est contester sa légitimité, l’assimiler au conservatisme social, aux privilèges de leur classe.
Certaines féministes sont d’origine bourgeoise sans doute, mais guère plus que les dirigeants socialistes. Qu’est-ce qu’une bourgeoise ? un bourgeois au féminin ou la femmes d’un bourgeois ? les femmes de la bourgeoisie sont privées de par leur sexe d’une grande partie des privilèges de leur classe. Exclues de la citoyenneté, comme toutes les femmes. Mariées elles perdent tous leurs droits, deviennent elles mêmes propriété privée et instruments de production (d’héritiers pour les bourgeois « la femme est notre propriété disait Napoléon, comme l’arbre à fruit est la propriété du jardinier). Donc définies à travers leur relation avec leur mari. Les féministes qui mettaient leur énergie à échapper à cette définition relative, pouvaient bien se sentir insultées par ce qualificatif qui les niait comme individues.
-les Féministes ne se vivent pas comme des bourgeoises (Modèle bourgeois séparation foyer-entreprise). Maria Pognon « Vous nous appelez des bourgeoises. Je ne sais pas où vous mettez la ligne de démarcation entre les bourgeoises et les ouvrières, car chez nous il n’y a pas d’oisives. Toutes nous sommes des travailleuses[2] ». On mesure ici le fossé d’incompréhension entre féministes et socialistes
Les féministes n’étaient pas des bourgeoises oisives, elles n’étaient pas non plus des ouvrières. Mais les socialistes dans leur analyse occultent largement le prolétariat féminin (ne voient que les ouvrières, pas les domestiques, beaucoup plus nombreuses).
Les pionnières qui ouvrent la voie. Lutte individuelle, pour leur promotion, mais pas individualiste, en même temps que pour la promotion de leur sexe. La première bachelière : Julie Victoire Daubié (qui avait appris à écrire toute seule) 1860. Publie la première grande « enquête sociologique » La femme pauvre au XIX° siècle. La première avocate, Jeanne Chauvin, la première femme médecin, la première interne des hôpitaux Madeleine Pelletier, la première chaire à l’Université, Marie Curie. Elles se mettent en avant pour imposer l’entrée des femmes dans les carrières interdites. Elles conjuguent promotion individuelle et utilité féministe et sociale.
Beaucoup d’institutrices, profession qui est au confluent de deux itinéraires : ascension sociale pour femmes du peuple, carrière de reflux pour les filles issues de la bourgeoisie, « intellectuelles dans le monde des travailleurs », sous-payées. Une certaine idéologie « servir le peuple », prédisposées à une réflexion critique. Il y a aussi des artistes, journalistes, oratrices, elles sont en dehors de l’antagonisme de classe.
Charles Turgeon « le féminisme n’est pas, sauf exception, bourgeois mais intellectuel « l’époque où nous vivons est l’âge critique de la femme intellectuelle ». Il note le décalage entre l’instruction des jeunes filles et leurs débouchés, et craint de les voir s’enrégimenter « dans cette annexe de l’armée révolutionnaire qu’on appelle déjà le prolétariat intellectuel des femmes [3]
Le féminisme est largement lié à la croissance et à la féminisation du secteur tertiaire (la part de celui-ci a doublé entre 1866 et 1914 et le nombre de femmes a été multiplié par quatre). Secrétaires, institutrices (privées ou publiques), demoiselles des postes, professions respectables pour les filles de la petite bourgeoisie, mais où il est difficile de voir la classe dominante. En 1900 50.000 institutrices laïques ; en 1914 155.000 femmes fonctionnaires. Comme le note Margaret Maruani : « Bien que non ouvrières, ces femmes sont donc des travailleuses et elles vont ainsi poser au mouvement syndical les problèmes du travail et de la syndicalisation des femmes ».
Du point de vue politique, le qualificatif de « bourgeois » n’est pas adressé aux plus « bourgeoises» des féministes, mais à celles qui se soucient des femmes du peuple, des ouvrières, des midinettes, qui défendent le droit au travail des femmes et la nécessité pour elles de s’organiser et de défendre leurs conditions de travail.
La gauche féministe, organisatrice en 1900 du Congrès de la Condition et des Droits des femmes C’est surtout l’action de Marguerite Durand, des syndicats féministes, du Congrès du travail féminin. Il y eut plus d’ouvrières dans les Congrès féministes qu’à ceux de la CGT[4].
La notion de « féminisme bourgeois » est une construction idéologique dans un débat où de part et d’autre s’affrontent le plus souvent …des institutrices.
Marie Bonnevial, institutrice syndicaliste est la principale organisatrice des syndicats féministes liés à Marguerite Durand et à La Fronde. Hélène Brion, institutrice, qui est dénoncée comme « féministe bourgeoise », elle qui, assumant la responsabilité de son syndicat, sera traduite devant le Conseil de guerre pour défaitisme en 1914. Elle est membre du Parti socialiste (et du Groupe des femmes socialistes) avant la guerre, ensuite elle entrera au PCF). De l’autre côté, c’est notamment Suzanne Lacore qui s’oppose à elle (institutrice syndicaliste et socialiste elle aussi, Suzon, sera Secrétaire d’Etat sous le Front populaire). L’échange d’argumentations entre institutrices montre bien l’ambiguïté et le caractère idéologique de cette notion de « féminisme bourgeois ». Le conflit entre féminisme et syndicalisme, compétition dont les femmes travailleuses sont l’enjeu.
Plus tard, dans le « groupe des femmes socialistes » le conflit porte sur les relations (tolérables ou interdites) avec le mouvement féministe, dit bourgeois,
La Conférence internationale des femmes socialistes de Stuttgart en 1907 a décidé, sous l’impulsion de Clara Zetkin et malgré l’opposition de Madeleine Pelletier que « les femmes socialistes ne doivent pas s’allier aux féministes de la bourgeoisie« . Celle de Copenhague en 1910 a décidé la création dans tous les pays de groupes de femmes socialistes sur cette ligne politique là, en même temps que la célébration annuelle d’une journée internationale des femmes où la revendication du droit de vote serait « éclairée conformément à la conception socialiste d’ensemble de la question des femmes » (non pas le 8 mars et non pas pour commémorer une grève de couturières new-yorkaise qui n’a jamais existé).
Le Groupe des femmes socialistes lieu d’un débat extrêmement violent. Pour Louise Saumonneau ou pour Suzon, le féminisme est bourgeois en ce qu’il oppose la solidarité de sexe à la lutte des classes. Une ligne de classe passe entre les femmes qui ne doit pas être franchie, et celles qui voient cela différemment sont forcément des bourgeoises, même si rien d’autre ne les distingue des premières. Hélène Brion surtout, pour qui il existe « du fait de l’organisation masculiniste du monde une solidarité féministe » et qui défend la nécessité de « continuer le combat féministe à côté et en marge du combat socialiste« [5].
Pour Suzon « il faut laisser de côté tout ce qui n’est pas ce combat prolétarien« , les femmes ne doivent pas « batailler contre la toute puissance des moustaches et des barbes » mais se dévouer sans compter, apporter « des réserves intactes d’enthousiasme, de courage, d’allègre espérance« , se soumettre sans discuter au Parti, à son idéal et à sa « pensée virile ». Louise Saumonneau a une telle phobie du féminisme qu’elle en vient à rejeter les ouvrières (suspectes de féminisme), à prendre le parti des hommes qui contestent leur droit au travail, à leur interdire de créer entre elles des syndicats quand les hommes refusent de les admettre parmi eux car « cela favoriserait l’influence bourgeoise« .
Les féministes sont aussi souvent en marge de l’institution matrimoniale qui est le destin « normal » des femmes de cette époque. Orphelines comme Maria Deraisme, Hélène Brion, Hubertine Auclerc, Jeanne Chauvin, Arya li ; elles refusent le mariage comme Aria Ly, Madeleine Pelletier (qui choisit de se masculiniser). Hubertine Auclerc ne veut pas du nom du mari « elle se fait estampiller comme une brebis sous le nom de l’homme qu’elle a épousé ». Le Congrès de 1900 incite les femmes à rejeter ce qui n’est qu’un usage. H.A se marie pourtant pour accompagner son compagnon juge en Algérie, puis revient à Paris à son veuvage et reprend ses activités féministes. Souvent veuves, mais aussi divorcées (divorce rétabli en 1884), mères célibataires. On a quelques cas de couples où le mariage est une association progressiste où elles peuvent déployer leur énergie et se consacrer au féminisme (Eugénie Potonié-Pierre, Cécile Brunschvicg ou Nelly Roussel). Hélène Brion choque certains syndicalistes par sa tenue vestimentaire, son « excentricité », elle avait choisi l’union libre et la maternité célibataire, et avait deux enfants d’un émigré russe.
II, les féministes de la 2° vague.
Comme au début du siècle, controverse politique sur la sociologie des féministes dans les années soixante-dix. Les militants d’extrême gauche mettaient en question la légitimité du mouvement des femmes qu’ils considéraient « petit-bourgeois ». Eux-mêmes ne s’interrogeaient pas sur leurs propres origines sociales, au moins équivalentes, puisqu’ils avaient choisi « le camp du peuple », tandis que les féministes avaient rompu avec le militantisme « au service des autres » pour se faire elles-mêmes objet de leur propre lutte : « La libération des femmes sera l’œuvre des femmes elles-mêmes ».
Notre enquête sur les féministes des années mouvement : un questionnaire très complet sur les origines socioculturelles des féministes, leurs expériences politiques et personnelles avant, pendant et après les « années mouvement » (130 questions). 120 réponses (femmes ayant participé au MLF dans ses premières années). Leur origine sociale est beaucoup plus diverse que l’image a priori le donnait à penser.[6]
L’enquête confirme les analyses sociopolitiques qui ont montré l’importance des classes moyennes salariées dans les « nouveaux mouvements sociaux » issus de Mai 68 et leur nouveau modèle culturel « le libéralisme culturel[7] ».
Comme les féministes de la première vague, ce qui les caractérise c’est le niveau de diplôme (Plus de 80% sont diplômées d’études supérieures). Le féminisme est clairement lié à la féminisation de l’université à partir des années soixante et soixante-dix. Mais il faut comprendre la stratégie d’acquisition d’un capital culturel, par rapport aux milieux d’origine et aux évolutions socio-économiques de la période. L’université, en effet, est le passage obligé pour les « héritiers » des couches supérieures. Elle est aussi le principal moyen de la mobilité sociale dans d’autres groupes sociaux.
Le diplôme est le moyen de la transition entre les classes moyennes traditionnelles et les classes moyennes salariées. Le capital culturel remplace le capital économique. Plus de la moitié de leurs pères (et un quart de leurs mères actives) faisaient partie des professions indépendantes, alors que ce n’est le cas d’aucune d’entre elles. Belle illustration de la régression des professions indépendantes, et de la croissance symétrique des classes moyennes salariées (9 % de l’ensemble social en 1954, 23,5 % en 1981) ; Avec les professions particulièrement féminisées (50 à 90 % de femmes dans les professions de l’enseignement, documentation et édition ; santé et travail social).. Noter grande proportion de juifs parmi ces pères artisans et commerçants.
Destin de classe ou stratégie de sexe ? faire le tri entre ce qui relève des changements dans la structure économico-sociale et de ce qui est plus spécifique à cette population et relève de choix personnels et collectifs, en cohérence avec la démarche féministe.
Le diplôme à la génération précédente était souvent un privilège masculin : plus de la moitié de leurs pères étaient diplômés d’études supérieures, alors que ce n’était le cas que d’une mère sur 5 ou 6. C’est bien une stratégie individuelle, qui les distingue de leurs sœurs (ne sont diplômées qu’à 67 %).
Près des deux tiers des féministes de l’enquête exercent dans le secteur public. Il y a là une part de traditions familiales puisque nombreuses sont parmi elles les filles de fonctionnaires, et surtout d’enseignantes. Même celles qui ont choisi des professions traditionnellement exercées en libéral (médecine, architecture) préfèrent l’exercice en institution publique. Et rares sont (en 1986) les féministes salariées dans le secteur privé, que ce soit comme cadre moyen ou supérieur, ou comme employée.
On a aussi un grand nombre de femmes (environ un quart) qui échappent aux statuts professionnels classiques. Ni fonctionnaires, ni salariées dans le privé, ni indépendantes. Une catégorie où on trouve des cas très différents, des niveaux de réussite et des statuts dissemblables : petits boulots, travail précaire, piges, vacations, free lance, musique, vidéo, création, écriture. On peut vivre de sa plume ou de ses créations ; mais aussi vendre sa force de travail ou ses compétences à différents employeurs et ne pas faire toujours la même chose. Presque toutes ont choisi des professions intellectuelles : universitaires ou chercheuses, enseignantes, écriture, journalisme, audiovisuel, édition, travail social. Alors que leurs frères ‑et aussi un certain nombre de leurs sœurs- ont fait des études débouchant sur des professions libérales ou des carrières industrielles et commerciales.
Préférence pour le secteur public, réticences devant la dépendance salariale comme devant la loi du marché, l’esprit d’entreprise et de compétition… Le féminisme peut-il expliquer ces choix ?
Une très grande majorité des femmes qui ont répondu à l’enquête (93 sur 120) ont réussi à continuer ‑de façon professionnelle ou à côté ‑ des activités commencées avec le Mouvement. Celui-ci n’a décidément pas été une parenthèse dans leur vie.
L’Université et la recherche pour conserver une zone de liberté, de créativité individuelle ou collective. Les études féministes (un tiers des enquêtées) pour prolonger en la professionnalisant une réflexion issue du Mouvement. Aussi création audio‑visuelle, écriture, journalisme, édition, responsabilités politiques et sociales. Mais aussi travail social (Planning familial, centre d’accueil pour femmes battues Collectif contre le viol ou l’inceste, aide aux femmes maghrébines)
Vie privée : du MLF au nouveau modèle familial et sexuel.
Contestation du mariage, de la famille, affirmation (et conquête) du « droit de disposer de leur corps », recul de l’âge à la première naissance, réduction du nombre d’enfants, homosexualité… les féministes ont proclamé et inauguré de nouvelles normes dans leur vie privée.
A leur suite des évolutions se sont produites dans la société ; ce qui était choix de vie marginal et provocateur a été annonciateur d’évolutions sociales. Le nombre des mariages a baissé (416.000 en 1972, 334.000 en 1980, 265.000 en 1987, 255.000 en 1993, 256.000 en 2009). L’âge des mères à la première naissance s’est élevé progressivement. Les naissances hors mariage : 6 % en 1968, 20 % en 1985, 30 % en 1995, plus de 50 % aujourd’hui. L’Union libre est de moins en moins militante. Les situations atypiques ont cessé de l’être : divorces, familles monoparentales, familles recomposées sont devenues des variantes du nouveau modèle.
Le modèle familial et sexuel a changé : le modèle traditionnel, patriarcal, d’interdépendance entre l’homme qui pourvoit aux besoins de la famille et la femme qui assure son entretien (M.Gagnepain /Mme Féedulogis), ne correspondait plus aux nécessités économiques et culturelles, notamment dans les couches moyennes salariées. Nouveau modèle dominant proclame l’égalité entre les époux (ou les concubins), qui contribuent aux charges du mariage et sont censés partager à égalité les charges domestiques (On sait que la réalité est loin de se conformer au modèle).
Dans les couches moyennes salariées, les femmes, également diplômées, également salariées, peuvent être indépendantes financièrement. Le mariage n’est plus nécessaire, en l’absence de patrimoine à transmettre, remplacé par le diplôme qui constitue un capital personnel. La maîtrise de la fécondité permet aux femmes de mener de front « carrière professionnelle » et « carrière procréatrice » et d’améliorer ainsi leur position dans le rapport des sexes sur le plan conjugal comme sur le plan social.
Dans les années soixante-dix, les féministes se sont trouvées en position d’innovatrices sociales proposant de nouveaux modèles, par le discours et par l’exemple. L’évolution sociale le permettait (instruction des filles, travail des femmes, maîtrise de la fécondité) ; elles appartenaient à un groupe social en développement et disposaient de certains atouts culturels qui leur permettaient de prendre des risques et de se soustraire aux statuts de dépendance et de sécurité. Mais la redéfinition des rôles, la construction d’un nouvel équilibre dans les rapports entre les sexes ne sont pas le résultat automatique d’une évolution socio-économique, ni le simple bénéfice d’une position sociale ; ce sont tout autant les fruits de la lutte collective.
Le MLF mettait en scène une possible rupture entre les sexes. L’insoumission disait un risque, même si celui-ci n’était pas toujours pris individuellement. Le discours provocateur du MLF a eu un écho. La dénonciation du mariage, synonyme d’aliénation, d’exploitation domestique, la mise en question de la domination masculine dans la sexualité, l’affirmation de l’autonomie individuelle, le choix pour des formes de vie alternatives (célibat, union libre, homosexualité) a trouvé des échos chez beaucoup de femmes en quête d’un nouvel équilibre. Là où le MLF clamait « Notre corps nous appartient », ou « Un enfant si je veux, quand je veux », les femmes ont pu considérer en effet que la maternité n’est pas un destin obligé, mais un choix de celles qui portent et élèvent les enfants. La maîtrise de la fécondité permettant de mieux gérer la relation entre carrière professionnelle et carrière maternelle.
L’histoire du féminisme permet aussi d’observer le rôle des minorités agissantes, et ses limites. Le MLF a eu une influence certaine sur les évolutions de la société parce qu’il exprimait des aspirations plus ou moins confuses chez beaucoup de femmes. Le discours radical a trouvé un écho parce qu’il correspondait à leurs préoccupations (maternité choisie pour mieux concilier, mise en cause des rôles pour légitimer un nouveau partage, assouplissement des normes, ouverture des possibles).
Mais les minorités agissantes n’ont d’impact que tant qu’elles expriment des aspirations partagées (même de façon moins radicale) par le plus grand nombre. Elles se trouvent marginalisées quand ce soutien fait défaut. Inouï en 1970, le discours féministe est devenu inaudible dans les années 1980, même si les germes qu’il avait semés ont continué à germer.
[1] Charles Sowerwine « les femmes et le socialisme », Paris, PFNSP, 1978.
[2] Maria Pognon, Discours de clôture, Congrès de la condition et des droits des femmes, 1900 (bibliothèque Marguerite Durand).
[3] Charles Turgeon Le féminisme français, 1902.
[4] Marie-Hélène Zylberberg-Hocquart a recensé 55 déléguées syndicales au Congrès du Travail féminin de Marguerite Durand en 1905, alors qu’il n’y eut jamais plus d’une poignée dans les Congrès syndicaux Marie-Hélène Zylberberg-Hocquart, Féminisme et syndicalisme en France, éd Anthropos, 1978 ; Madeleine Guilbert, Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914.
[5] C’est en 1917, qu’elle a écrit : La Voie féministe, Les partis d’avant-guerre et le féminisme notes et préface d’Huguette Bouchardeau1978 (1917)..
[6] Deux fois plus de filles d’ouvrier parmi les féministes de l’enquête qu’il y en avait parmi les étudiants à la fin des années 60, et surtout beaucoup plus de filles d’artisans et de commerçants. Dont nombre significatif de familles immigrées d’Europe de l’Est.
[7] G.Grumberg et E Swchesguth, « le virage à gauche des couches moyennes salariées », in L’univers politique des classes moyennes, PFNSP.