Entretien avec Françoise Picq sur les débats féministes en France par Ute Gerhard et Mechthild Veil

L’affaire de l’ancien président du FMI Dominique Strauss-Kahn a déclenché des controverses entre des féministes en France sur les rapports de genre et en même temps entre les féministes anglophones et quelques protagonistes francaises, comme p.e. celle entre Joan W. Scott et Irène Théry, Mona Ozouf et Claude Habib. La rédaction des feministische studien a donc décidé de publier un article de Joan W. Scott, « French Seduction Theory », une version abrégée (voir ci-jointe) de sa publication à venir (The Fantasy of Feminist History). Dans ce cadre nous avons demandé Francoise Picq, l’une des fondatrices du Mouvement de la libération des femmes (MLF) et experte remarquablement compétente et connue en questions féministes, de nous accorder cet entretien pour faire entendre également une voix féministe française. Nous sommes curieuses d’apprendre à connaître sa position vis-à-vis de la conception d’un French Feminism développée par John W. Scott dans son article.

Nous interrogeons Françoise Picq également sur sa critique du féminisme français d’aujourd’hui, sur l’histoire du mouvement et ses mutations en cours ainsi que sur les débats menés par de groupes différents. Finalement nos questions visent aussi sur les implications de l’affaire Dominique Strauss-Kahn sur les débats féministes, en France et ailleurs.

Françoise Picq, enseignante- chercheuse à l’Université Paris-Dauphine, a participé au Mouvement de libération des femmes dès ses débuts en 1970. Elle a animé des initiatives féministes et particulièrement la recherche féministe. Sa recherche engagée et critique s’est traduit aussi dans sa publication « Libération des femmes les années mouvement» en 1993, qui a été revue et augmentée par elle en 2011 sous le titre, « Libération des femmes, quarante ans de mouvement ».

Vue d’ une perspective extérieure le féminisme français dans la lignée de Simone de Beauvoir est conçu en tant qu’une politique de l’égalité. Cette conception a été désavouée par les partisans d’un féminisme de différence ayant reproché à Simone de Beauvoir d’avoir identifié l’humanité à la masculinité et par cela dégradé la féminité. A nos yeux ces controverses sont dès le début marquées par des malentendus. L‘un des messages le plus importants de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femmes, on le devient » exprime que la féminité ne relève pas de la nature, d’un destin biologique ou essentialiste qu’ elle est par contre le produit de la culture. Ainsi les luttes des femmes menées de longue haleine, pour atteindre leur droit de vote depuis la Révolution Française (voir Christine Bard) en sont la preuve impressionnante. Il fallait attendre 150 ans afin que la Constitution ait accordé ce droit en proclamant l’égalité des sexes en 1944. Ce n’est qu’au biais de ce droit que les femmes sont reconnues comme citoyennes. Ce processus démasque le caractère misogyne du soit-disant républicanisme universel de la 3ième République.
Sans connaître ces luttes historiques les féministes des années 1970 en France ainsi que dans d‘autres pays militent moins pour l’égalité des sexes, c’est-à-dire pour un droit qui pourtant et cela depuis longtemps a aidé d’élargir le champ d’action des femmes. Leurs combats visaient une libération dans un sens plus vaste, au niveau de la politique et du privé, pour une autonomie absolue. Le MLF a participé à ces tendances révolutionnaires.

Dans votre livre vous attirez l’attention sur le fait que le mouvement des femmes était né dans la foulée d’un mouvement révolutionnaire dans un pays, comme vous dites, qui ne s’adapte que par la crise. Vous montrez que l’histoire du nouveau féminisme est divergente aux facettes différentes et controverses incluant aussi des « positions doctrinales », un féminisme qui quand-même a changé les esprits et les choses.

Comment est-ce que vous interprétez l’histoire du Mouvement des Femmes à l’égard d’une politique égalitaire ? En tant qu’un refus ?

F. Picq : En effet le Mouvement de Libération des femmes était plus une aspiration à la liberté qu’à l’égalité. Ce qui le distingue du premier féminisme, qui demandait l’égalité des droits (au nom de la théorie des Droits de l’homme : les femmes étant des êtres humains, doivent avoir les mêmes droits). C’est ce qui a été reconnu par la Constitution de 1946 (« La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme »), puis dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme en 1948. Les féministes des années 1970 se situaient sur un autre terrain : non plus l’égalité des droits mais la remise en question des rapports sociaux. Elles ne voulaient plus de la « condition » féminine (mariage, maternité, foyer, dépendance…), mais elles ne voulaient pas non plus s’identifier aux hommes (être comme eux, faire comme eux, entrer en compétition avec eux). Elles voulaient exister par elles-mêmes, pour elles-mêmes et étaient en quête d’une identité nouvelle. Elles remettaient en question la division sociale qui enferme les femmes et les hommes dans des rôles.
…………
Dans ses recherches historiques sur le féminisme français (voir « French Seduction Theory ») Joan W. Scott parle du « French Feminsm », caractérisé par la différence et d’une hiérarchie entre les sexes qui s’associent très bien aux droits égaux ! Selon Scott c’est la tradition d’une culture de séduction à la française qui crée les inégalités sexuées. Qu’est-ce que vous en pensez de cette approche ?Quels sont les résultats atteints par le mouvement des femmes ?

F. Picq L’expression « French feminism » a été utilisée aux Etats-Unis pour désigner un courant de pensée représenté par trois écrivaines (Luce Irigaray, Julia Kristéva et Hélène Cixous), qui sont très loin de représenter le mouvement féministe français (MLF), comme l’a montré en particulier Judith Ezekiel : le french feminism est « made in America ». Le « Féminisme à la française » de Joan Scott ne vise pas les mêmes personnes ; mais il est peut-être aussi artificiel. C’est-à-dire que c’est un mélange d’observations réelles et de généralisations abusives. La séduction fait bien partie de la culture française. Ce n’est pas elle qui crée les inégalités sexuées, mais elle pèse sur la capacité de résistance des femmes. Ce n’est pas nouveau. On le trouve dans toute la littérature, dans l’histoire du féminisme. Joan Scott a montré comment les féministes françaises, depuis Olympe de Gouges, en 1789, étaient prises dans des paradoxes (La citoyenne paradoxale). Il y a en France un antiféminisme très fort, souvent partagé par les femmes, qui n’ont pas envie de perdre le pouvoir de séduction qui leur est prêté. Cela n’empêche pas qu’il y ait eu des mouvements féministes dans tous les mouvements sociaux de l’histoire de France et qu’ils aient obtenu des résultats quand le féminisme rencontre les aspirations de beaucoup de femmes. C’est ce qui s’est passé dans les années 1970 où le MLF a exprimé ce que voulaient les femmes, par exemple, « Un enfant si je veux, quand je veux », ou de pouvoir exister autrement que comme femme de mère de, etc. Les résultats ont été très importants : changements des lois, bouleversement du modèle familial et sexuel et de l’image des femmes dans la société.

Quelles implications a selon vous le principe de la laïcité sur les théories et les pratiques du féminisme en France ?Est-ce que vous interprétez la Loi qui interdit le port du voile à l’école (2007) et le projet d’une Loi interdisant le port du voile intégral (niqab et burqa) en Public, validée actuellement par le Conseil Constitutionnel, dans un contexte de laïcité ? Les féministes en Allemagne sont mitigées vis-à-vis de ces interventions de l’Etat.

F. Picq : La laïcité est un principe central en France, comme la République. Il y a une lutte historique entre deux France (la France traditionnelle : catholique et monarchique et la France de la Révolution, des Droits de l’homme et de la laïcité), les féministes ont toujours eu partie liée avec la laïcité. Tous les progrès pour les femmes dans l’histoire ont résulté de la laïcité : le divorce (1884, le mariage n’est plus une institution religieuse, mais un contrat entre deux individus), l’école « publique, gratuite, laïque et obligatoire » qui est le point de départ de l’émancipation des femmes, le droit de disposer de son corps (contraception, IVG). La laïcité c’est la loi de séparation des églises et de l’Etat. Elle fait une distinction entre ce qui unit (la citoyenneté, le public) et ce qui divise (dont la religion, qui doit donc être du domaine privé). C’est surtout à propos de l’école qu’il y a régulièrement des conflits entre les laïcs et les défenseurs de l’école dite « libre » (le plus souvent religieuse). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la question du voile islamique et les divisions à son sujet depuis 1989. Cet affichage d’une distinction par la religion s’oppose au principe de l’égalité de tous les élèves (sans compter que c’est une marque d’infériorité des femmes). Après plusieurs épisodes de débat, la loi de 2004 a interdit « les signes religieux ostensibles » à l’école (primaire et secondaire). Les féministes sont divisées à propos de cette loi. Certaines (comme Christine Delphy en France, mais aussi comme Joan Scott et d’autres féministes anglo-saxonnes) la voient comme une loi d’exclusion (et même raciste). Mais la plupart des féministes françaises sont attachées à la laïcité. Et tout particulièrement celles qui viennent des « quartiers » et comptent sur l’école de la République pour s’émanciper et résister aux retours en arrière qu’elles subissent. La république, la laïcité, la mixité sont pour elles des promesses d’émancipation. Le voile est insupportable à l’école, non pas comme le dit Joan Scott parce qu’il contredirait le jeu de la séduction, mais parce qu’il conteste le principe de l’égalité entre les filles et les garçons et la construction des relations entre les sexes par la mixité. C’est ce qui se passe dans certains « quartiers » où les relations entre les jeunes filles et jeunes garçons se sont détériorées, et où la mixité disparaît des espaces publics et des loisirs.
L’interdiction du voile intégral dans tout l’espace public n’est pas liée avec la laïcité. Il n’y a pas d’argument dans la laïcité pour interdire un tel vêtement dans tout l’espace public. Il y a d’autres arguments comme la sécurité, mais surtout cela manifeste un tel refus de tout échange social (sans justification religieuse autre que provocatrice) et une telle négation des femmes, cela choque tellement qu’on a cherché des arguments juridiques pour l’interdire.
En France on n’est pas choqué que l’Etat intervienne pour exprimer les règles de la vie en société (c’est ce qui distingue la République du Libéralisme). C’est l’Etat qui a créé la Nation et qui continue à définir son cadre.

Comment est-ce que vous interprétez les débats et les acquis gagnés par une politique de différence comme la loi sur la parité ? Selon Geneviève Fraisse la parité est un simple instrument politique pour réaliser un peu plus d’égalité dans le champ de la politique. Elle est défavorable á prendre la parité comme expression d’une théorie de la différence des sexes.

F. Picq La parité a suscité un important débat parmi les féministes, où on a retrouvé les anciens conflits entre universalisme et particularismes. Beaucoup de féministes ont pensé qu’il fallait changer de perspective et accepter cette remise en question de l’universalisme pour imposer un peu plus d’égalité dans le champ politique. Geneviève Fraisse, philosophe féministe, qui était Déléguée interministérielle aux droits des femmes, a fait avancer concrètement cette réforme, dont elle disait qu’elle était fausse en théorie mais juste en pratique. Le résultat a certainement été complexe : un progrès vers plus d’égalité, qui a aussi favorisé le retour à une vision plus traditionnelle de la différence des sexes.

Parlons maintenant de l’affaire Dominique Strauss-Kahn (DSK). Dans son livre « Un Troussage de Domestique » Christine Delphy parle d’un avant et d’un après de l’affaire DSK. Est-ce que ces évènements ont-il, selon vous, déclenchés une nouvelle sensibilité vis-à-vis du problématique de violence sexuelle envers les femmes ?Est-ce que le cas DSK a mis en question les rapports de sexes, que ce soit dans les débats féministes ou bien dans les discussions dans la sphère publique?

F. Picq L’affaire DSK a été un coup de tonnerre sur la scène médiatique française. Il y a eu quantité de propos sexistes qui minimisaient le viol et les violences à l’égard des femmes et qui ont suscité une réaction vive des féministes. Un Manifeste « Ils se lâchent, les femmes trinquent » a été signé par 30.000 personnes en quelques jours ; il y a eu diverses manifestations… la parole féministe a pu s’exprimer, avec les débats et les polémiques qui l’accompagnent. L’échange virulent entre Joan Scott et Irène Théry en fait partie. Elle correspond à l’opposition entre les systèmes judiciaires américain et français (procédure accusatoire d’un côté, avec humiliation du présumé coupable, qui choque beaucoup les Français, qui sont attachés à la présomption d’innocence et à l’interdiction des images dégradantes (menottes). Pour Irène Théry « présomption d’innocence et présomption de véracité sont aussi cruciales l’une que l’autre pour bâtir une justice des crimes et des délits sexuels marchant sur ses deux pieds » (Le Monde.fr, 23.05.11). Mais Joan Scott n’a retenu que la première partie de la phrase afin de dénoncer Irène Théry et le « féminisme à la française ». Elle ajoute que le « souci pour le respect des droits de l’accusé » serait lié à la défense de l’idée de séduction. Il y a de la mauvaise foi dans son argumentation, et des excès dans la polémique de part et d’autre. Mais le problème soulevé me semble tout à fait intéressant. Il y a des féministes françaises qui défendent la position de Joan Scott, et qui disent « Le féminisme à la française ça n’existe pas » (Libération 30/06/11). Mon point de vue est plus proche de celui d’Irène Théry qui veut tenir ensemble des exigences contradictoires.

Les idées et le témoignage véhiculés par vous dans l’histoire du mouvement de libération des femmes portent-ils, parmi d’autres, sur le but d’enraciner ces expériences dans la mémoire collective d’une génération plus jeune ? Si vous écriviez votre livre de nouveau, après DSK, quels points de vue pensiez vous transmettre aux jeunes femmes ?
J’espère bien sûr transmettre aux jeunes générations l’expérience du Mouvement de Libération des femmes et éclairer à partir d’elle certaines évolutions actuelles. Je termine la rédaction d’un petit livre : « Comment peut-on être (encore) féministe ? » (à paraître à Indigène-éditions). Mon objectif est à la fois de faire comprendre à la société française que le féminisme reste indispensable et d’interpeler les féministes actuelles sur certains problèmes. En particulier sur différentes façons d’envisager l’égalité : soit l’égalité par la différence, comme avec la parité ; soit l’égalité sans différence. Ce sont deux façons inverses de réduire la complexité nécessaire de la question féministe.