D’une tendance … au détournement de l’histoire

Note de lecture sur Génération MLF, dans Prochoix, n°63, septembre 2014.

A l’automne 2008, les éditions des femmes-Antoinette Fouque publient Génération MLF 1968-2008, comme un prolongement aux célébrations du quarantième anniversaire de Mai 68 ; un travail important (615 pages), présentant la vision de l’histoire d’une composante   particulière du mouvement des femmes en France : le groupe Psychanalyse et politique du MLF-Editions-Librairie des femmes-dirigé par Antoinette Fouque. Celle-ci s’appuie sur une méthodologie particulière d’écriture de l’histoire qu’on discutera; avant d’envisager certains moments charnières.

Témoignages et histoire ; une chronologie sélective et des documents choisis.

Génération MLF 1968-2008 a l’ambition de faire l’histoire à partir de témoignages « Et nous avons été confirmées dans notre démarche par le fait que la vérité historique de Shoah, le film de Claude Lanzmann (…) composé uniquement de témoignages, n’est pas contesté aujourd’hui » (p.8). On reste confondu devant cette comparaison entre les témoignages bouleversants que Claude Lanzmann a réussi à faire émerger au cours d’une gigantesque enquête et le recueil des souvenirs d’un certain nombre de femmes répétant le même discours convenu. D’autant que la plupart d’entre eux, très personnels, n’apportent guère d’informations sur les faits. Ils évoquent, année après année, la première rencontre avec Antoinette -qui aurait changé leur vie : « Elle a le génie de la vie. C’est avec ce génie qu’elle a créé le MLF… Il fallait son intelligence, sa poésie, pour penser le Mouvement à partir de la procréation et inventer la géni(t)alité » (p.98). Et sa reconnaissance d’avoir redonné « à la capacité procréatrice des femmes la valeur fondatrice d’une identité d’altérité » (p.132)

La chronologie, de 1968 à 2008, recense les actions du MLF et les replace dans le contexte politique général : événements historiques, lois et réformes intéressant la condition des femmes. Mais, avant 1970 et à partir de 1976, des oublis et des glissements recomposent une histoire qui n’est plus celle du Mouvement de libération des femmes tout entier

Entre 1968 et 1970 : fondation du MLF ?

Militantes et historien(ne)s s’accordent généralement à considérer 1970 comme l’ « Année zéro » du mouvement des femmes en France, comme le proclamait  la première publication collective[1] ; et citent les diverses manifestations qui l’ont alors fait apparaître. A ce consensus, les auteures rétorquent qu’il ne faut pas « faire passer ce baptême médiatique pour la naissance du MLF » (p. 51). Celui-ci, disent-elles, a été créé en 1968 par la rencontre

entre Antoinette Fouque et Monique Wittig et leur décision « dans la foulée et contre Mai 68 » de créer un groupe de femmes (A.F., p.19). Cette « naissance du MLF » en 1968 est attestée principalement par Antoinette Fouque ; Josiane Chanel se bornant à raconter comment elle a « présenté Monique Wittig à Antoinette Fouque » en janvier 68. Toutes deux laissent pourtant entrevoir les conflits précoces entre ces deux protagonistes[2].

La chronologie du livre fait état, en Mai 68, à la Sorbonne, d’un « Comité révolutionnaire d’Action culturelle » réunissant quelques intellectuel-le-s avec Antoinette Fouque, mais non du meeting « Les femmes et la Révolution », organisé par Anne Zélensky et Jacqueline Feldman, généralement cité comme précurseur du MLF [3] C’est que rien ne doit avoir précédé la « Naissance (en octobre 1968) de ce qui s’appellera le MLF avec la première réunion de femmes à Paris, (…). Antoinette Fouque, Josiane Chanel et Monique Wittig, les trois initiatrices… » (p12).

La controverse sur la date correspond à une opposition plus profonde entre deux visions du mouvement des femmes. Il y a d’un côté une conception que l’on pourrait qualifier de « créationniste » d’un Mouvement né de la volonté d’une (ou quelques) femme(s), comme enfanté par elle(s). De l’autre une vision socio-politique qui voit le MLF comme un mouvement social, né dans un contexte particulier, d’une rencontre entre une situation et des acteurs sociaux.

L’apparition publique du MLF en 1970 a certes été précédée de l’existence de petits groupes, qui sont à son origine mais dont aucun ne peut prétendre l’être à lui seul. Le mouvement né de leur rencontre est un ensemble divers et contradictoire qui dépasse de beaucoup leur somme.

Pour A.Fouque « les années glorieuses ont été l’année de naissance et les deux premières années ». Dès 1973, dit Antoinette Fouque « le mouvement s’étouffe » ; c’est pourquoi elle décide de créer la librairie des femmes, la maison d’édition des femmes et des journaux –Le Torchon brûle, Le quotidien des femmes, la mensuelle puis l’hebdo des femmes en mouvements (p.24) [4].

 

1976-1979 le temps des conflits

Les choses se détériorent en 1976 : « Les Editions des femmes (…) sont la cible d’attaques, venant le plus souvent de Féministes du Mouvement » (p195). Sans autre explication sur le fond des conflits, on apprend qu’en juillet « A la suite d’un différend avec Barbara, ancienne prostituée en lutte (…) début d’une campagne très orchestrée contre les éditions des femmes » ; le 12 octobre « Occupation de la librairie des femmes de Paris par Barbara et un groupe de féministes ». Les témoignages ne présentent que les arguments des Editions des femmes ; et les documents postérieurs à cette date émanent exclusivement de ce point de vue.

En 1979, le point de non retour est franchi. La version présentée est celle du groupe « Psychanalyse et politique- Editions et librairie Des femmes » ; mais qui ne dissimule en rien sa propre responsabilité. Le 6 octobre 1979, « A l’appel du Mouvement des femmes, rejoint par des organisations et des partis politiques de gauche, manifestation de plus de 50.000 personnes à Paris (…). Contre la volonté des organisatrices féministes, les femmes de Psychanalyse et politique réaffirment, en portant les trois lettres MLF en tête de la marche, que le Mouvement est initiateur et moteur de cette lutte » (p227). Les témoignages ne permettent guère de comprendre les raisons profondes de ce coup de force : « Les lettres MLF sont passées devant, à leur vraie place d’avant-garde ». (p.228). Après la violence, la chronologie expose le coup de force institutionnel. Le 18 octobre : « Création, par des femmes du MLF-Psychanalyse et Politique de l’association Mouvement de libération des femmes (MLF), ancrage devenu nécessaire pour lutter contre la menace d’effacement par des partis comme par des féministes ; dépôt à l’INPI de l’appellation « MLF » pour la défendre de toute exploitation publicitaire » (sic !). La plupart de celles qui avaient déclaré le MLF mort depuis plusieurs années, inutile voire nuisible, lancent une campagne nationale et internationale contre cette décision… » (p.228).

Après 1981, les témoignages s’arrêtent ; seules restent pour illustrer la chronologie des citations d’A.Fouque. En 1989 « L’année du bicentenaire de la Révolution française, pour donner au MLF « un second et décisif élan », est créée « l’Alliance des femmes pour la démocratisation  (AFD)»  p.271. Il n’est plus question dès lors que de « l’Alliance », de ses « Etats généraux », de ses pétitions, de ses campagnes ; de l’élection d’Antoinette Fouque au Parlement européen sur la liste « Energie radicale » de Bernard Tapie en 1994… Le MLF n’est plus cité. On pourrait penser –espérer- que celui-ci est redevenu propriété collective en entrant dans l’histoire. Mais bientôt Antoinette Fouque, se présente comme co-fondatrice du MLF.

Génération MLF 1968-2008 est un ouvrage à la gloire d’Antoinette Fouque et pour accréditer la thèse « créationniste » d’un MLF né de la volonté et du génie d’une seule femme. Le rôle premier que s’attribue celle-ci a été maintes fois démenti par celles qui ont pris des initiatives et les ont menées au bout.  Si les protestations ont été si nombreuses à sa publication, de la part de féministes parties prenantes de l’histoire du MLF[5], c’est qu’elles y ont vu une nouvelle « imposture[6] ». Trente ans après le dépôt du sigle, celui-ci apparaît comme une tentative de justifier celui-là en l’inscrivant dans l’histoire.

 

 

Françoise Picq

Auteure de Libération des femmes, quarante ans de mouvement, Editions Dialogues.fr, 2011

[1] Un numéro spécial de  Partisans, intitulé, en toute ignorance des luttes du passé  « Libération des femmes, année zéro », Partisans, n°54-55, juillet-octobre 1970.

[2] La version de Monique Wittig, elle-même, en totale contradiction avec celle d’Antoinette Fouque et Josiane Chanel se trouve dans un entretien inédit publié dans  ProChoix, n°46, décembre 2008 « MLF, le mythe des origines ».

[3] Annie de Pisan  et Anne Tristan, Histoires du MLF, Calmann-Levy, 1977.

 

[4] Notons ce raccourci  qui inclut Le Torchon brûle, journal de l’ensemble du Mouvement (1971-1974) à la liste des publications issues du groupe Psychanalyse et Politique.

[5] Une soixantaine d’entre elles ont apposé leur signature à « L’héritage féministe détourné », article paru dans Libération,  le 7 octobre 2008, et republié avec beaucoup d’autres documents dans le n° de ProChoix déjà cité.

[6] Chronique d’une imposture. Du mouvement de libération des femmes à une marque commerciale (Préface de Simone de Beauvoir, Paris, Association du Mouvement pour les luttes féministes, 1981.