Note de lecture sur Mouvement français pour le Planning familial, Liberté, Sexualités, Féminisme, 50ans de combats du Planning pour les droits des femmes dans Travail Genre et Société 18/2007, pages 163 à 166.
Le cinquantième anniversaire du Mouvement français pour le Planning familial est l’occasion de rendre hommage à ce mouvement et à la conquête de cette liberté fondamentale pour les femmes qu’est le droit de décider de sa maternité. Pouvoir sur son propre corps que Geneviève Fraisse qualifie d’habeas corpus[1].
Levier assez fort, dit Françoise Héritier, pour permettre de sortir de « la valence différentielle des sexes »; pour faire « sauter le verrou qui empêchait que soit représentable l’égalité et la liberté des femmes » ajoute Marie-Blanche Tahon [2].
Au cours de ces cinquante années, les stratégies et les positionnements politiques ont beaucoup varié. Ce n’est qu’en 1973, lors du X° congrès du MFPF, et à l’issue d’un féroce combat, que triomphe une ligne radicale, symbolisée par la décision de pratiquer des avortements. Les médecins réformistes quittent alors le MFPF, car ce virage à 180 degrés est aussi une victoire de la base féminine sur le pouvoir médical[3].
Féminisme, radicalisme et avortement semblent aller de pair, renvoyant par contraste la contraception à la respectabilité d’une action réformiste. Pourtant, si on envisage la lutte pour la liberté de la procréation dans sa longue histoire, on verra que ces catégories peuvent s’associer différemment. Contraception et avortement ne s’opposent pas toujours comme réformisme et radicalité. L’idée même que les femmes doivent avoir le contrôle de leur propre fécondité n’a pas toujours été au cœur du féminisme. De même la constitution d’un mouvement des seules femmes peut être un choix féministe, comme dans la « non mixité » du MLF (Mouvement de Libération des femmes), mais tout aussi bien un gage de respectabilité et de modération féminine. N’était-ce pas ainsi que se positionnait la vingtaine de fondatrices de la « maternité heureuse », dont il nous faut aussi saluer le courage ?
Ces notions se sont croisées à maintes reprises et ce n’est qu’à posteriori qu’on peut voir se dessiner cette histoire, qui a suivi des cheminements imprévus pour ses divers acteurs et actrices.
Les fondatrices de la « maternité heureuses » étaient-elles féministes ? D’une certaine façon sans doute. Mais certainement pas au sens que ce mot prendrait bientôt. Pourtant elles sont au point de départ de la seconde vague du féminisme. Celle dont la revendication essentielle et la victoire principale seraient la « libre disposition de son corps ».
Cette exigence était plutôt rare au début du XX°siècle parmi celles qui se mobilisaient, avec constance et détermination, pour conquérir l’égalité devant la loi. Elle était même choquante pour beaucoup d’entre elles, qui s’appuyaient sur la fonction sociale de la maternité pour revendiquer les droits des femmes. Le Conseil national des femmes françaises (CNFF) n’avait-il pas fondé en 1909 une Ligue contre le crime d’avortement.
Face à la loi de 1920, cette association avait émis des critiques, préférant la prévention à la répression pure et dure. Les mesures répressives ne seraient acceptables, disait-elle, que si étaient d’abord prises des dispositions en faveur des femmes enceintes et des mères, et que si elles frappaient également les hommes qui ont leur part de responsabilité. Mais elle ne s’était pas mobilisée contre cette loi, par crainte d’être assimilées aux néo-malthusiens considérés comme des pornographes[4].
– Le combat pour la libre maternité était né en dehors du mouvement féministe, et en marge du mouvement socialiste. Paul Robin avait tenté, en vain, de présenter « La question sexuelle » au Congrès ouvrier socialiste de 1879, ce congrès où Hubertine Auclerc avait réussi –pour bien peu de temps- à forger l’alliance du féminisme et du socialisme. Les femmes, seraient admises, au même titre que les hommes dans les cercles et groupes socialistes, proclamaient les résolutions de cet « immortel congrès », qui s’était aussi prononcé pour le suffrage des femmes, avant même que cette revendication ne soit inscrite dans les programmes féministes.
Au début du XX° siècle, la bataille pour le contrôle des naissances était un combat mixte, même si pour Paul Robin, les femmes devraient en être les principales bénéficiaires : « Vous ne devez pas ignorer que la science vous a émancipées de l’épouvantable fatalité d’être mères contre votre volonté » [5]. C’était un combat radical, porté par un militant qui avait été exclu de la I° Internationale avec les bakouninistes, et qui n’a jamais été admis par les socialistes orthodoxes. Plus tard Lénine dénoncerait la « théorie réactionnaire et lâche » qui priverait la classe ouvrière des combattants dont elle avait besoin[6]. Le PCF avait longtemps défendu la même position. Le néo-malthusianisme trouvait des adeptes chez les anarchistes individualistes, les anarcho-syndicalistes. Des «groupes ouvriers néo-malthusiens» se constituaient. Les journaux se vendaient par dizaines de milliers d’exemplaires ; les brochures expliquant les « Moyens d’éviter la grossesse » tiraient à plus de 100.000 exemplaires.
La contraception était alors un choix beaucoup plus radical que l’avortement, lequel avait de tous temps fait partie de la « condition féminine ». Si la plupart des socialistes rejetaient cette conception de la lutte sociale, les féministes les plus radicales appelaient à en faire une arme dans le combat révolutionnaire : « Plus d’enfants pour le capitalisme qui en fait de la chair à travail que l’on exploite ou de la chair à plaisir que l’on souille » proclamait Nelly Roussel. Que les femmes posent leurs conditions pour enfanter ; et si elles ne sont pas acceptées « Faisons ce que font tous les travailleurs conscients et dignes lorsqu’on les exploite, les maltraite et les bafoue : Faisons la grève »[7].
Aussi minoritaire qu’elle ait été dans un mouvement féministe très largement réformiste, cette position annonçait le féminisme des années 1970. On trouve comme un écho à l’utopie de la « grève des ventres » dans la page « non-censurée » signée du MLF et du MLA (Mouvement pour la liberté de l’avortement) dans le numéro du Nouvel Observateur de mars 1971 qui marque le coup d’envoi médiatique de ce combat. Je ferais un enfant si j’en ai envie, proclame ce document, et il me sera possible par la grève d’enfants d’exiger une société convenable ; convenable pour la mère (qui n’en fasse pas l’esclave de l’enfant), convenable aussi pour l’enfant (pas de guerre, pas de travail assujetti aux cadences infernales).
C’est contre les néo-malthusiens qu’a été votée la loi de 1920 ; c’est pourquoi elle criminalisait également avortement et information sur la contraception. La répression s’abattit sur le mouvement, qui y succomba rapidement. Ni les féministes réformistes, ni le mouvement ouvrier ne se sont mobilisés contre la « loi scélérate », qui pourtant violait tous les principes généraux du droit.
Du néo-malthusianisme au Planning familial, il y a incontestablement un fil conducteur. Tous deux sont des mouvements d’éducation populaire, qui s’adressent aux femmes pour leur permettre de contrôler leur fécondité ; mais leur positionnement politique et social est tout différent. Les Néo-malthusiens étaient des militants situés à l’extrême gauche, ils pensaient leur action dans une perspective révolutionnaire, même si ce n’était pas celle des partis ouvriers « orthodoxes ». Ils ne craignaient ni de violer les lois, ni de faire scandale.
Maternité heureuse, fondée le 8 mars 1956, est une association de femmes, qui met l’accent sur la famille, la maternité. Tout est fait pour se démarquer du néo-malthusianisme, pour donner une image rassurante, respectable. « Celle qui va fonder le Planning n’est pas une va-t-en-guerre anticonformiste, ni une amazone féministe, ni un partisan de la libération sexuelle » souligne Evelyne Sullerot, qui apporte son concours à Marie-Andrée Lagroua Weil Hallé[8]. Autour de celle-ci, « essentiellement des mères de famille. Sans profession, médecins ou juristes ; issues de l’Eglise réformée, des rangs socialistes, des francs-maçons ou des milieux libéraux (…) presque toutes appartiennent à la bourgeoisie. Mais c’est avant tout la conscience d’être des femmes et d’être des mères qui les réunit[9] ». Les statuts sont rédigés au féminin. Ce n’est que dans un deuxième temps que l’association, qui adhérant à la Fédération internationale des Plannings familiaux est devenue Mouvement français pour le Planning familial, est rejointe par des hommes en nombre, essentiellement des médecins. Ce sont d’ailleurs les médecins auxquels s’adresse en premier lieu le Planning familial : les informer, les sensibiliser, les former même, puisque les études médicales ne font aucune place à la connaissance des techniques contraceptives.
Il s’agit de diffuser l’information sur la contraception, non auprès du grand public, mais en direction des médecins et des milieux paramédicaux. Et de mettre en question l’amalgame fait par la loi de 1920 entre avortement et contraception. C’est pour éviter les drames de l’avortement clandestin que la contraception doit être développée.
La seconde étape de l’histoire du Planning est franchie en 1961, sous le signe de la mixité et du contournement de la loi. A l’initiative du Docteur Henry Fabre, et malgré les réticences de la direction parisienne, la section de Grenoble ouvre un centre de planning familial. Pour contourner l’interdiction de la propagande anticonceptionnelle, informations et moyens contraceptifs ne sont délivrés qu’aux seul-e-s adhérent-e-s, qui sont donc près de 100.000 en 1967. Cela oblige le Mouvement à se structurer. Face à l’opposition conjuguée de l’Ordre des médecins, de l’Eglise catholique et du PCF, le MFPF est soutenu par les milieux laïcs et Libres-penseurs : la FEN, la MGEN, la Ligue de l’enseignement, l’Union rationaliste, ainsi que par les radicaux, et les socialistes qui déposent des propositions de loi. Marie-Andrée Lagroua Weil Hallé s’inquiète du glissement à gauche« Notre mouvement n’est pas une croisade, et encore moins une croisade pour la laïcité », proteste-t-elle[10].
Mais la question est devenue politique. François Mitterrand, le premier prend parti pour la révision de la loi de 1920, au cours de la campagne présidentielle de 1965. Puis le député gaulliste Lucien Neuwirth convainc le général de la nécessité de faire évoluer la législation. Le MFPF est associé à l’élaboration de la loi. Le vote de la loi Neuwirth, en 1967, est pour Marie-Andrée Weil Hallé un aboutissement. Le Planning n’a plus de raison d’être, soutient-elle, et elle en démissionne ; d’autant qu’elle ne se reconnaît pas dans l’évolution militante de son enfant.
Que doit devenir le MFPF après cette indéniable victoire ? Deux conceptions s’affrontent. Certains, autour du nouveau président, le Dr Jean Dalsace, souhaitent une carrière plus institutionnelle après les risques de la clandestinité. Ils demandent la reconnaissance d’utilité publique. En vain. D’autres prônent une ligne plus contestataire, face au « sabotage » d’une loi déjà très restrictive. Cette divergence stratégique se double d’un conflit de pouvoir, d’une contestation de la division sexuelle, hiérarchique, du travail militant. « Créé par des femmes, (le MFPF) a été récupéré par des hommes médecins, qui ont accaparé les postes de direction, tandis que les femmes restent cantonnées à la base, affublées du nom d’hôtesses d’accueil [11]». Pour celles-ci, en contact quotidien avec les femmes, la contraception ne saurait être seulement un moyen de limiter et d’espacer les naissances, sous le contrôle des médecins.
C’est une double rupture que représente le MLF. Avec la mixité et avec le réformisme des objectifs et des moyens utilisés. L’accent est mis sur la revendication de l’avortement : « L’avortement doit être libre, sans condition, en vertu d’un principe d’évidence et de justice : « notre ventre nous appartient». Dans la foulée de Mai 68, la nouvelle génération a appris l’efficacité de la provocation, et l’utilisation des médias. La publication dans le Nouvel Observateur du manifeste des 343 femmes « qui ont eu le courage de signer le manifeste « je me suis fait avorter » marque le début d’un nouveau combat où la revendication de « l’avortement libre et gratuit » précède celle de la liberté de la contraception et qui déclare seule légitime la parole des femmes concernées.
Position inadmissible pour celles (et ceux) dont l’objectif avait été de prévenir les drames de l’avortement en développant la contraception. Au point que Marie-Andrée Lagroua Weill Hallé pourra se retrouver avec les opposants les plus radicaux à l’IVG. Qu’Evelyne Sullerot, historienne et sociologue du travail féminin, s’opposera à cette nouvelle conception du féminisme, qui la rejette sans ménagement.
« Y a la mère Evelyne Sullerot qu’a refusé d’signer
Elle nous a toutes traitées de lesbiennes excitées »[12].
Avec des moyens différents, c’est pourtant le même combat qui se continue. Il s’agit d’imposer le droit à l’avortement pour que la contraception entre dans les faits.
« Une fois l’avortement légalisé, l’Etat n’aura plus d’arguments pour entraver la contraception puisqu’il aura perdu sa prétention à contrôler la démographie (…) La libéralisation effective de la contraception passe donc par la lutte pour l’avortement légal »[13].
Les conseillères bénévoles du Planning, en conflit avec les « notables », médecins ou juristes qui détiennent le pouvoir au MFPF peuvent s’y retrouver. Elles ont compris, au contact des femmes, que la contraception n’est pas seulement un problème de législation et d’information ; qu’il faut aussi que les femmes prennent possession de leur corps et vivent leur sexualité sans tabou.
En 1973, le X° Congrès du Planning, « dénonce le sabotage délibéré de la contraception par le gouvernement et se prononce en faveur de l’avortement et de la contraception ». Simone Iff devient présidente.
Dès lors les combats du Planning et du MLF se confondent. Une nouvelle génération de médecins s’engage, 331 d’entre eux, signent à leur tour un manifeste « Des médecins s’accusent », dans le Nouvel Observateur [14]. Ils déclarent pratiquer des avortements, en dehors de tout trafic financier, et s’engagent à répondre collectivement de leur action devant les autorités judiciaires ou médicales.
Pour les défendre, une association est mise en place, le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). Monique Antoine, avocate, est présidente, assistée de Simone Iff du MFPF vice-présidente, et de Jeannette Laot, Secrétaire confédérale de la CFDT, à titre personnel. Y participent aussi des signataires des 331, des représentants de GIS (Groupe Information Santé), de la MNEF, de la plupart des groupes politiques d’extrême gauche, du Syndicats des Travailleurs sociaux, de la Confédération nationale des associations familiales…
Débordé par la demande d’aide à l’avortement, le MLAC devient la structure militante de masse qui va gagner la bataille, par la mise en scène de la violation de la loi.
Il organise au grand jour des voyages collectifs de candidates à l’avortement vers l’Angleterre et la Hollande. Il réalise aussi, sur une grande échelle, des avortements en France, grâce à la méthode d’aspiration Karman à laquelle les médecins se sont formés.
Devant le trouble manifeste à l’ordre public, le gouvernement est acculé à modifier la loi. Après l’élection du Président Giscard d’Estaing, Simone Veil, Ministre de la Santé du gouvernement Chirac, fait voter la loi sur l’IVG (Interruption volontaire de grossesse). Au nom de la prévention nécessaire, la loi propose une dépénalisation limitée, et un contrôle médical. Sans reconnaître le droit des femmes à disposer de leur corps, elle leur attribue la décision finale, grâce à la notion subjective de détresse. Votée par l’opposition socialiste et communiste toute entière (à une voix près), et malgré la forte réticence de la majorité de l’époque, cette loi marque bien le début d’une nouvelle ère dans la vie des femmes.
L’histoire a donné raison à la stratégie du MLF. La lutte pour l’avortement libre a permis la diffusion de la contraception ; celle-ci étant désormais considérée comme un signe de responsabilité et de prévoyance (même si les campagnes d’informations restent très insuffisantes). La maternité est devenu un choix des femmes, même si la dépendance au savoir médical a été accrue.
L’idée s’est imposée progressivement que c’est aux femmes de décider. Le combat a été long et les alliances complexes : des néo-malthusiens au Planning familial et au MLF, les positionnements politiques ont varié ; les stratégies radicales ou réformistes se sont succédées, de même que l’accent mis sur la contraception ou sur l’avortement.
Le MLF a fait le choix de la non-mixité, et imposé la prise en compte de l’avortement comme problème des femmes. Mais la victoire n’a été obtenue que grâce à un vaste front –mixte. . L’engagement des médecins a été une ressource de la première importance, ainsi que l’appui politique des parlementaires de gauche.
Deux conceptions du monde se sont affrontées sur cette question de société, dessinant un clivage entre deux camps. Comme souvent dans l’histoire de France ceux-ci s’organisaient autour du clivage traditionnel entre religion catholique et laïcité. La liberté de la maternité est pour un temps devenue l’enjeu central de cette opposition classique.
[1] Geneviève Fraisse, La controverse des sexes, PUF, 2001, p.273.
[2] Marie-Blanche Tahon ,Sociologie des rapports de sexe, Presses Universitaires de Rennes, les Presses de l’Université d’Ottawa, 2004, p.14).
[3] Mouvement français pour le Planning familial, Liberté, sexualités, féminisme, 50 ans de combat du Planning pour les droits des femmes, Paris La Découverte, 2006, p.131.
[4] Anne Cova, « La maternité, un enjeu dans le premier XX° siècle », in E.Gubin et al, Le siècle des féminismes, Ed de l’Atelier, 2004, p.203.
[5] Paul Robin, « femmes, sœurs bien-aimées », cité par Francis Ronsin La grève des ventres : propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France 19°-20° siècles.
[6] Lénine, « La classe ouvrière et le néo-malthusianisme », 1913.
[7] Nelly Roussel, Génération consciente, décembre 1919-mai 1920.
[8] cité par Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir * p.238.
[9] MFPF op cit p.25.
[10] Sylvie Chaperon, op. cit *p.281.
[11] MFPF op. cit , p.64-65, 72.
[12] Chanson du MLF composée et chantée pour le meeting du Nouvel Observateur, à la salle Wagram, fin avril 1971, où les militantes ont envahi la tribune pour contester la monopolisation de la parole par les « spécialistes ».
[13] « La grande peur des hommes », Le Torchon brûle, n°3.
[14] « Des médecins s’accusent », le Nouvel Observateur, 5 février 1973.