Le 8 mars 2010 marque le centenaire de la Journée internationale des femmes. C’est effet en 1910, à Copenhague, que la deuxième conférence internationale des femmes socialistes, qui se tenait en avant première de la réunion de la IIe Internationale, sur proposition de Clara Zetkin, a appelé les « femmes socialistes de tous les pays » à organiser chaque année une Journée internationale des femmes.
Aucune date précise de célébration n’a alors été fixée ; et aucune référence n’a été faite à un quelconque événement à commémorer (tel qu’une grève de femmes le 8 mars 1857). Seul a été cité l’exemple des femmes socialistes américaines, qui avaient célébré en 1909 un «Woman’s Day » pour l’égalité des droits civiques 1.
Une idée plus socialiste que féministe
Cette résolution était prise « en accord avec les organisations politiques et syndicales du prolétariat dotées de la conscience de classe ». Elle fût avalisée par l’Internationale le lendemain. Son projet politique était d’éclairer les revendications concernant les femmes, notamment celle du droit de vote, « conformément à la conception socialiste d’ensemble de la question des femmes ». Clara Zetkin poursuivait une double stratégie : obtenir la prise en compte des revendications des femmes par les dirigeants socialistes, (qui ne s’en préoccupaient guère), et du même coup contrecarrer l’influence des féministes sur les ouvrières. À cette même conférence des femmes socialistes de Copenhague, il a été décidé de créer dans tous les pays des groupes de femmes socialistes, refusant toute alliance avec les féministes « de la bourgeoisie ».
La Journée internationale des femmes a été célébrée dès le 19 mars 1911 : en Autriche, Allemagne, Danemark, en Suisse (42 meetings à Berlin, 30 000 femmes dans les rues de Vienne). En Russie la « Journée internationale des ouvrières » fut célébrée le 3 mars 1913 puis le 8 mars 1914.
Le 8 mars de la IIIe Internationale
Le 8 mars 1917, (23 février du calendrier russe), eut lieu à Pétrograd une grève d’ouvrières et une manifestation de femmes contre la vie chère et pour le retour des hommes du front. La police n’osa pas charger. Cela marque selon Trotski « le premier jour de la révolution ». La date du 8 mars sera officiellement célébrée en Union soviétique à partir de 1921. Puis en Chine et dans les pays de l’Est après 1945. Plus tard, au Viet-Nam et à Cuba. Fêtées ce jour là, les ouvrières sont aussi appelées à se mobiliser autour des questions prioritaires, décidées par les instances du Parti et du Komintern. Aucune référence n’est faite à un autre événement fondateur. Les partis communistes des pays occidentaux la célèbrent aussi par diverses manifestations.
Le réveil du féminisme et la légende des couturières new-yorkaises
Avec le renouveau féministe, la Journée internationale des femmes a recommencé à être célébrée aux États-Unis, avec une première manifestation à Berkeley le 8 mars 1969 2.
C’est le 8 mars 1975 qui a été choisi par le Mouvement de libération des femmes, en France, pour manifester contre l’Année internationale de « la femme » de l’ONU, accusée de « récupérer » la lutte des femmes.
En France, dans les années 1970, il était couramment admis que cette date commémorait une grève (ou manifestation durement réprimée) de chemisières (ou couturières) à New York le 8 mars 1857. Et les historiennes américaines reprenaient volontiers cette légende, dont elles avaient entendu parler en France et qui leur permettait de mettre l’Amérique à l’avant-garde des luttes de femmes ouvrières et de reprendre une tradition célébrée au Viêt-Nam. Cette origine américaine, ouvrière, féminine, spontanée n’était mise en doute par personne. Elle était reprise avec force détails dans l’ensemble de la presse militante syndicale ou féministe (Antoinette, n°1 mars 1968, Les Pétroleuses, mars 1975, Heures claires, mars 1976).
Aussi, quelle ne fut pas notre surprise, lors d’une recherche en 1977, sur les origines de la JIF, de découvrir que cet événement n’était documenté par aucune source historique 3. Puis de constater, en 1982, qu’il n’en était nullement question (non plus que de la date du 8 mars), dans les comptes-rendus de la Conférence de Copenhague, ni dans Die Gleichheit, le journal de Clara Zetkin. Nous nous sommes donc interrogées sur la date d’apparition de ce « mythe d’origine » et sur sa signification. Quand et pourquoi a-t-il fallu détacher le 8 mars de son histoire soviétique pour lui donner une origine plus internationale, plus ancienne que le bolchevisme, plus spontanée que la décision d’un congrès socialiste ?
Des historiennes américaines et québécoises ont confirmé et développé notre démonstration 4. Et la grève de 1857 a progressivement disparu des historiques de la Journée internationale des femmes. Mais le comment et le pourquoi de son invention gardent leur mystère.
Sur Wikipédia, on apprend que cet « événement n’a en réalité jamais eu lieu » 5, qu’il s’agit d’une « réappropriation américaine — qui date des années 1950 — du début historique de la journée ». C’est « à l’aune de la guerre froide idéologique entre l’Est communiste et l’Ouest libéral » qu’il convient de comprendre l’invention « Il s’agit sûrement d’un clin d’oeil des féministes américaines qui, dans les années 1950 veulent à la fois intégrer cette journée dans le contexte américain et rendre hommage à Clara Zetkin, 1857 étant son année de naissance».
Notre analyse est différente. Puisque c’est dans la presse du Parti communiste français et de la CGT que nous avons vu apparaître le mythe des chemisières newyorkaises. Jusqu’en 1955 il n’est fait référence qu’à l’URSS, et à la « Journée communiste internationale des femmes ». Mais à partir de 1955 apparaît une nouvelle version. Yvonne Dumont dans France nouvelle du 26 février 1955 « l’origine de cette journée remonte au 8 mars 1857, où à New York, pour la première fois, des femmes travailleuses, des ouvrières de l’habillement manifestèrent pour leurs revendications… ». On trouve le même récit dans l’Humanité du 5 mars 1955, puis dans l’Humanité dimanche du 13 mars 1955. En 1960 Madeleine Colin la développe avec force détails dans le n°1 des Cahiers du communisme : « La date du 8 mars, proposée par Clara Zetkin, souvenir d’une journée restée vivace dans les mémoires ouvrières » est le «symbole de la lutte des travailleuses… ». À partir de là, la légende s’étend comme une traînée de poudre dans tous les médias, communistes et non communistes.
Il semble donc y avoir un changement de position dans la famille communiste, qui pourrait être le résultat d’un conflit interne. Madeleine Colin, dirigeante de la CGT, exprime ainsi son opposition à Jeannette Vermeerch et à l’Union des femmes françaises que celle-ci dirigeait. La CGT, souligne-t-elle, n’était conviée à la célébration que pour soutenir des mots d’ordre déjà établis. Le but alors aurait donc été d’opposer une lutte d’ouvrières à une célébration plus traditionnelle des femmes, comme celle qu’on constate dans les publications communistes des années cinquante, et dans les célébrations officielles des pays de l’Est.
C’est une hypothèse, mais qui ne dit rien du cheminement de la légende, de la façon dont elle a été reprise par le mouvement féministe américain au cours des années 1960 et 1970. Diverses recherches d’historiennes américaines devraient éclairer cet aspect.
Le « mythe d’origine » était si conforme aux attentes qu’il a longtemps résisté aux démonstrations. On le retrouve dans Le Monde en mars 1991, 1992, 1994 (Christiane Chombeau), dans l’Humanité (Nadia Pierre, 8 mars 1999…). L’ONU y faisait encore allusion dans sa documentation officielle des années 1990.
L’institutionnalisation
À la suite de l’année internationale « de la femme » de l’ONU, en 1975, est votée en 1977 la déclaration 32/142, qui « invite tous les États à proclamer, comme il conviendra en fonction de leurs traditions et coutumes historiques et nationales, un jour de l’année Journée des Nations unies pour les droits de la femme et la paix internationale». Proposée par les pays communistes et apparentés, et rejetée par les pays « occidentaux » cette résolution parle plus de « racisme » de « colonialisme », de « paix » que des discriminations envers les femmes (Simone Bonnafous, 2006). Elle donne pourtant une légitimité internationale à une tradition diverse mais vivace et une occasion de mobilisation pour les femmes dans différents pays.
La célébration est officialisée en France en 1982, par François Mitterrand et Yvette Roudy. Aux États-Unis en 1980 (à l’initiative de Jimmy Carter puis en 1987 par un vote au Congrès).
Dans les pays où cette date est reconnue, la Journée internationale des femmes est l’occasion pour le gouvernement d’annoncer des mesures en faveur des femmes, pour les politiques de montrer l’intérêt qu’ils portent à la cause des femmes, pour les médias de faire le point de la situation des femmes (et de constater la persistance des inégalités). Cela est globalement utile pour le féminisme, malgré un côté « marronnier ». Dans d’autres pays, le 8 mars est souvent l’occasion de manifestations courageuses de femmes, parfois durement réprimées. C’est pourquoi quelques soient les péripéties de son histoire, cette journée est un symbole fort de la solidarité internationale dans les luttes de femmes.
Françoise Picq
Mars 2010
Bibliographie sélective
Bonnafous, Simone, « La Journée internationale des femmes : entre revendication et commémoration », Communication, vol 24, n°2, 2006.
– Coulomb-Gully, Marlène « La Journée internationale des femmes en France. Entre marronnier et foulard islamique », Sciences de la société, n°70, février 2007.
– Côté Renée, La Journée internationale des femmes ou les vrais faits et les vraies dates des mystérieuses origines du 8 mars jusqu’ici embrouillées, truquées, oubliées : la clef des énigmes, la vérité historique, Les éditions du remue-ménage, Montréal, 1984.
– Coulomb-Gully Marlène, « La journée internationale des femmes à la télévision : une parole schizoïde », Semen, 26, Médiaculture et médiacritique, 2008 [URL : http://semen.revues.org/document8370.html-]
– Kandel Liliane et Picq Françoise, « Le mythe des origines, à propos de la Journée internationale des femmes », La Revue d’en face, n°12, 1982
– Kaplan, Temma, « On the Socialist Origins of International Women’s Day », Feminist Studies, 11, 1985.
– Picq, Françoise, « Journée internationale des femmes, À la poursuite d’un mythe », Travail, Genre et Société, n°3-2000.
– « Femmes et médias, Le 8 mars à la « une », une comparaison internationale », Sciences de la société, n° 70 (février 2007).