Stratégie de sexe ou destin de classe

Communication au colloque du G.E.F de l’Université Paris 7 Crises de la Société Féminisme et Changement, Actes publiés sous la responsabilité de Françoise Basch, Marie-Josèphe Dhavernas, Liliane Kandel et Françoise Picq, Éditions Tierce – Revue d’en face, 1991

Au terme d’une enquête en 130  questions et 12O réponses, on se fait une idée un peu plus précise concernant ces femmes qui ont été au départ du Mouvement féministe à Paris. Souvent conforme aux impressions que nous avions, celle‑ci ne nous en a pas moins ménagé quelques surprises. Il s’agit ensuite d’interpréter les particularités éclairées par l’enquête et d’analyser, en termes sociologiques, l’effet produit sur la société ?

Les pratiques concrêtes, les choix de vie privée ont été très souvent conformes au discours de contestation tenus par le MLF : les premières féministes ont boycotté le mariage,

réduit leur fertilité, retardé l’âge de la maternité… beaucoup plus massivement et bien avant que la société dans son ensemble n’évolue dans la même direction (1).

Il semble bien qu’elles aient joué le rôle d’une avant‑ garde culturelle ; ce qui est quelque peu paradoxal pour des femmes qui ont violemment critiqué « l’avant‑gardisme » des groupes révolutionnaires. Ont‑elles eu alors conscience de jouer ce rôle ? sans doute pas , car l’action du MLF sur la

 

 

* L’enquête a été réalisée, en collaboration avec Liliane Kandel, Nadja Ringart et Françoise Barret‑Ducrocq, dans le cadre d’une recherche ATP sur « Le Mouvement de Libération des femmes et ses effets sociaux » ; voir aussi les contributions de Liliane Kandel et de Nadja Ringart qui précèdent.

société a été finalement bien différente des objectifs qu’il se donnait. N’a‑t‑il pas aidé à s’adapter un système qu’il se proposait d’abolir ?

Mais c’est aussi que le Mouvement de Libération des femmes n’a été que l’expression la plus visible et la plus dynamique d’un mouvement social plus vaste et moins radical.

 

Un tel constat, oblige me semble‑t‑il à s’interroger sur ce Mouvement : le MLF, et sur ses actrices , non seulement en termes de sexe , mais aussi en termes sociaux. Il nous faut revenir à une façon de poser le problème qui a été quelque peu évacuée de la réflexion du Mouvement des femmes depuis les conflits politiques du début.

 

Le débat était alors posé en des termes idéologiques, dans une perspective marxiste, bi‑classiste, à peine nuancée par la notion de « petite bourgeoisie ». Les féministes ne pouvaient que refuser de se situer dans cette représentation de la société, réductrice par rapport à la France des années 70. Elles récusaient l’impératif de légitimité prolétarienne,

d’autant qu’elles étaient mues par l’espoir ‑ou l’illusion‑

que leur Mouvement transcenderait les différences de classe.

 

Mais les analyses de la société aujourd’hui ont beaucoup perdu de leur caractère manichéen et il peut être intéressant de regarder les résultats de l’enquête à la lumière de certaines théories sociologiques qui peuvent permettre d’inscrire le Mouvement des femmes dans l’évolu‑

tion sociale et la dynamique de certains groupes sociaux.

 

 

NOUVELLES CLASSES MOYENNES

 

Dans différentes disciplines et sous des terminologies variées, se développent des théories qui sortent de la dichotomie marxiste et mettent l’accent sur le développement des « nouvelles classes moyennes » c’est à dire des classes moyennes  salariées,

et sur le rôle joué par celles‑ci dans l’évolution culturelle.

Ces analyses s’appuient sur un constat : les couches moyennes et supérieures salariées qui représentaient 9% de l’ensemble social en 1954,  en représentent 23,5% en 1981 ; elles correspondent

aussi à un changement idéologique : c’est que le marxisme a

perdu de son statut d’interprétation exclusive du social et de l’histoire.

 

Ces théories nous intéressent nécessairement, parce qu’elles soulignent la corrélation entre le développement du travail féminin depuis les années 6O et l’expansion de ces couches sociales, ainsi que le taux de féminisation des professions en question ( il y a entre 5O et 9O% de femmes dans les diverses professions de l’enseignement, de la documentation et de l’édition , de la santé et du travail social).

 

 

Selon les disciplines, selon les objectifs de la démonstration, les critères de définition des nouvelles couches moyennes varient ; et les femmes qui nous ont répondu y entrent plus ou moins. Certains auteurs, désireux de souligner le caractère moyen, mettent l’accent sur les professions « intermédiaires » très féminisées de l’enseigne‑

ment et des services médicaux et sociaux (codes 41, 42 et 44 de l’INSEE). Rares sont alors les féministes qui peuvent être rattachées à ces catégories. Mais d’autres approches sont possibles ; ainsi celle qui s’intéresse aux comporte‑

ments politiques et analyse le « virage à gauche » des « couches moyennes salariées » dans ses particularités. Plus que le caractère moyen, c’est alors l’homogénéité politique qui importe. Les professeurs, que l’INSEE compte avec les « cadres supérieurs et professions libérales », sont rattachés à ces catégories moyennes (2). La plupart des féministes en font alors partie ; souvent au niveau supérieur.

    Les théories des « couches moyennes salariées » nous proposent plusieurs manières originales d’éclairer certaines particularités que nous avons mises en lumière chez les féministes. Ainsi le concept de « libéralisme culturel » (2) permet‑il de redéfinir les catégories politiques en y incluant une dimension culturelle autant que sociale.

 

     Catherine Bidou souligne le rôle de ces couches sociales

 dans le surgissement de multiples « mouvements sociaux » à tonalité contestataire durant les années 70 ; elle cite  « parmi les plus importants que notre société ait connus (…) : les mouvements féministes », et montre dans l’expérience des « Aventuriers du quotidien » l’invention d’un groupe social et de son modèle culturel. (3)

 

     Nadine Lefaucheur, pour sa part, analyse le « nouveau modèle familial » caractérisé par l’idéal d’égalité entre les sexes  et d’autonomie relative entre eux . Elle note la cohérence entre celui‑ci et le mode de vie qui est celui des couches moyennes salariées : les  femmes travaillent, l’indifférence à l’égard du mariage est rendue possible par l’absence de patrimoine à transmettre et le remplacement de celui‑ci par le diplôme qui constitue un capital personnel ; enfin la maîtrise de la fécondité permet aux femmes de mener de front « carrière professionnelle » et « carrière procréatrice » et d’améliorer ainsi leur position dans le rapport des sexes sur le plan conjugal comme sur le plan social (4)

     Nous nous trouvons donc devant plusieurs analyses qui sans se recouvrir exactement indiquent des pistes intéressantes. Les critères utilisés inscrivent généralement les féministes dans ces catégories et même de façon extrême : on ne trouvera sans doute de taux d’activité féminine ‑ dans le secteur tertiaire et le plus souvent public‑ ou de niveau culturel comparable à ceux des féministes dans aucune autre population (5)

                              

 

     Mais une analyse en termes sociaux suffit‑elle à rendre compte de l’ensemble des caractéristiques ? à expliquer les choix qui sont faits dans la vie professionnelle ou dans la vie personnelle ? permet‑elle d’entrevoir le déplacement des normes ?

de faire le tri de ce qui relève du bouleversement récent de la structure sociale et de ce qui est plus spécifique à cette population particulière ?

 

 

      Pour comprendre l’itinéraire des féministes, notamment l’importance attachée au diplôme et les choix professionnels, différents éléments doivent être pris en considération : certains relèvent de l’analyse sociologique : origines sociales, itinéraires intergénérationnels…; d’autres tendent à y échapper car la volonté individuelle, l’action collective consciente ne peuvent être enfermées dans un quelconque déterminisme sociologique.

 

    DIPLOMEES

 

     8O% de nos enquêtées sont diplômées d’études supérieures ; il y a là, manifestement, un facteur d’homogénéité du milieu qui doit être expliqué . Rien d’étonnant à ce que la constitution d’un capital personnel par le diplôme soit un point d’appui lorsqu’on vise l’autonomie ; mais encore faut‑ il situer cette stratégie par rapport au milieu social d’origine et à la place qu’il accorde au diplôme. L’Université est le passage obligé des « héritiers » des couches supérieures ; elle est aussi le principal vecteur de la mobilité sociale.

 

     Par leur origine sociale les féministes se distinguent  de la société globale ; elles se distinguent tout autant de la population universitaire des années 6O. Un tiers d’entre elles viennent de milieux utilisant beaucoup l’Université, un tiers de  milieux l’utilisant moyennement, un tiers de milieux qui l’utilisaient très peu ; filles d’ouvriers , d’artisans, de petits commerçants, d’agriculteurs. (6)

     La stratégie universitaire des féministes apparait parfois comme une stratégie de sexe : car le diplôme à la génération précédente était souvent un privilège masculin (plus de la moitié de leurs pères étaient diplômés d’études supérieures, ce n’était le cas que d’une mère sur 5 ou 6 (7)). Dans la plupart des cas celle‑ci se présente comme une stratégie individuelle, sans doute liée à l’engagement féministe, et qui les distingue de leurs soeurs.

 

     Par rapport à d’autres milieux sociaux, cette stratégie universitaire entraîne une promotion de classe  manifeste. Cette démarche peut d’ailleurs être éclairée par certaines traditions familiales ; c’est ainsi qu’on remarque une grande proportion  de juifs parmi les pères artisans ou petits commerçants. (Peut‑on considérer pour les femmes comme pour les juifs, que c’est une garantie que de pouvoir compter sur sa tête comme sur un capital qu’on peut emporter n’importe où ?)

 

     Cette idée de promotion sociale des féministes via l’Université doit cependant être regardée de plus près et on ne doit pas négliger les éléments qui la contredisent : C’est ainsi qu’on remarquera 13 femmes moins diplômées que leur mère et 47 qui le sont moins que leur père. On notera surtout que presque toutes se sont orientées vers des professions intellectuelles alors que leurs frères ‑et aussi un certain nombre de leurs soeurs‑ ont fait des études  débouchant sur des professions libérales ou des carrières industrielles et commerciales  ; même celles qui ont choisi des professions traditionnelle‑

ment exercées en libéral (médecine, architecture) préfèrent souvent l’exercice en institution publique.

 

     Cela montre que le féminisme ne s’inscrit pas de façon unilinéaire dans une trajectoire de promotion sociale ; il semble tout autant circonscrire les ambitions individuelles dans un cadre déterminé.

     Alors qu’un plan de carrière optimal, pour des femmes aurait été de rentabiliser leur capital scolaire et, comme le veut le féminisme traditionnel, de faire la preuve d’une capacité égale à celle des hommes ; le féminisme des années 7O, comme le gauchisme,

a stigmatisé la réussite sociale, l’esprit d’entreprise et de compétition, le désir d’intégration. (8)

     Est‑ce parce que les femmes ont été plus sincères que les hommes ? Est‑ce parce que cette démarche leur convenait mieux parce qu’elles étaient moins armées dans la compétition ?

Est‑ce parce qu’elles ont été plus soutenues dans cette détermination par la persistance de réseaux collectifs, alors que le gauchisme s’était délité ?

     Toujours est‑il qu’on ne trouve guère chez les féministes de ces rétablissements qui sont spectaculaires chez les anciens militants.

 

 

       A la promotion de sexe et de classe à travers l’Université les féministes ont préféré le détour par l’aspiration à des « nouvelles formes de vie »  ; plutôt que de viser la réussite économique et sociale, elles ont préféré des métiers qui permettent de maintenir des privilèges de temps et de liberté.

 

   On peut se demander si l’accumulation de diplômes n’est pas quelques fois le résultat paradoxal d’un évitement de l’ambition individuelle ; la prolongation des études permettant d’étendre la période d’indétermination, d’éviter l’insertion professionnelle définitive et de se consacrer à des activités parallèles, créatrices ou militantes.

 

 

CHOIX PROFESSIONNELS

 

     On peut se demander aussi si la préférence pour l’Université ou la recherche  n’a pas les mêmes raisons ; elle rend plus progressive, moins brutale la rupture avec le temps des études , et permet de glisser insensiblement d’une réflexion militante ‑ collective et non institutionnelle‑ à la professionnalisation.

(9)

 L’Université et la recherche permettent sans doute mieux que d’autres professions de conserver une zone de liberté, de créativité individuelle ou collective, de continuer une réflexion issue du Mouvement des femmes ; même si pour cela il a fallu accepter un certain nombre des contraintes de l’institution.

 

    Cela suffit‑il à expliquer que 40 de nos enquêtées soient universitaires ou chercheuses ? que 20 de plus soient enseignantes ? que 73 exercent dans le secteur public ? N’y a‑t‑ il pas d’autres éléments à prendre en compte :  les traditions familiales, la perspective sociale et historique, le refus d’un certain type de contraintes et de hiérarchie dans le travail ?

 

     On connait cette tendance à « l’auto‑recrutement de la fonction publique » qui fait qu’on a deux fois plus de chances de travailler dans le public quand son père y était déjà ?  (10)

De nombreuses féministes sont en effet filles de fonctionnaires, d’enseignants en particulier ; et surtout d’enseignantes car c’est essentiellement par les mères que passe l’orientation vers la Fonction publique : près de 4O% des mères actives sont fonctionnaires, la moitié d’entre elles enseignantes.

     On aurait pu imaginer : image d’Epinal de l’élitisme républicain, une promotion sociale via l’Ecole avec ses degrés (grands parents instituteurs, parents professeurs…) Cela n’est guère confirmé.( on ne trouve que 8 instituteurs parmi 480 grands parents, et 11 professeurs parmi les 240 parents).

     L’évolution économique et sociale a vu le développement du salariat, l’extension du secteur public et la régression des professions indépendantes et c’est sur cette évolution que se fondent les théories des « nouvelles classes moyennes » (qui se distinguent des anciennes en ce qu’elles sont salariées). Mais dans cette évolution là les féministes se situent de façon très particulière.

    Parmi celles qui nous ont répondu, les femmes qui exerçent une profession libérale ou indépendante se comptent sur les doigts des mains (11) ; alors que c’était le cas pour plus de la moitié de leurs pères et pour le quart de leurs mères actives : belle illustration de la régression des professions indépendantes ! Mais les féministes salariées dans le secteur privé ne sont guère plus nombreuses ( que ce soit comme cadre moyen ou supérieur, ou comme employées).

 

     Si les traditions familiales contribuent à expliquer la préférence pour le secteur public, elles n’expliquent pas ce qui apparait comme une répulsion à l’égard d’autres formes d’exercice professionnel. Un grand nombre des femmes qui nous ont répondu ne sont en effet ni fonctionnaires, ni salariées, ni indépendantes (1/4 des enquêtées) .

     C’est là une catégorie, définie négativement ‑par ce qu’elles ne sont pas‑ à l’intérieur de laquelle la variété des compétences et des niveaux de responsabilité est extrême, de même que celle des réussites et des statuts : travail précaire, piges, vacations, free lance, création, écriture..  On peut vivre de sa plume ou de ses créations ; mais on peut aussi vendre sa force de travail ou ses compétences à différents employeurs et ne pas faire toujours la même chose.

     Il y a entre ces situations quelque chose de commun, c’est le refus d’un statut ; non pas de subordination ‑ car la plupart du temps il y a subordination dans le travail et dépendance à l’égard d’un employeur‑ mais refus d’un statut de soumission, d’une dépendance permanente.

 

    Cela se paye, sans doute,  d’une certaine insécurité de l’emploi, et cela peut être angoissant à certains moments ; mais il est clair qu’il s’agit d’un choix ou tout du moins d’un refus d’accepter une dépendance prolongée, ou de faire les concessions nécessaires pour s’assurer un statut stable.

 

     C’est là une caractéristique, nettement à contre courant aujourd’hui dans une société avide de sécurité et qu’il semble difficile d’expliquer indépendamment des choix idéologiques et des modes de vie qui sont liés au Mouvement.

 

 

                                            

CHOIX FEMINISTES

 

     Préférence pour le secteur public, réticences devant la dépendance salariale comme devant la loi du marché, l’esprit d’entreprise et de compétition… différents choix professionnels apparaissent comme autant de réponses poursuivant un même objectif. Ces particularités échappent aux analyses purement sociologiques ; elles ne peuvent être comprises qu’en référence à l’histoire collective qu’elles éclairent ainsi.

 

     Que ce soit dans la vie privée ou dans la vie profession‑

nelle, un certain nombre de choix semblent correspondre à une stratégie ‑consciente ou non‑ pour éviter des situations de dépendance définitive ou pour retarder le moment de se fixer dans un statut stable.

     Prolongation des études, développement des activités militantes ou créatrices dans la vie professionnelle, refus du mariage, rejet ou retard de la maternité, réticence à l’égard  du couple… vont dans le même sens. Ils évoquent ce que Nadine Lefaucheur nomme des stratégies de déplacement et des stratégies de diffèrement. Les pratiques des féministes, comme les discours du Mouvement disent la volonté de se situer en dehors ; en dehors des institutions, en dehors du « système »: On dénonce les rôles, on s’y soustrait autant que possible, on préfère des modes de vie alternatifs ou parallèles qui préservent de l’intégration et prolongent l’état de relative indétermination sociale .

 

     Avec le temps, avec l’âge, ces zones de vie alternatives ont régressé, il existe peu aujourd’hui d’entreprises féministes ou alternatives, et la radicalité première a souvent laissé place à des aménagements ; mais la résistance des féministes à s’intégrer a emprunté d’autres voies plus individuelles, ou inventé des transgressions plus subtiles qui pourraient bien être au départ de certaines évolutions sociales.

     Le refus initial des rôles se transforme souvent en un simple ajournement, et cela peut apparaître comme un abandon de la lutte dans sa volonté radicale ;  mais ce diffèrement a permis de construire un meilleur rapport de forces.

     Retarder l’âge de se fixer dans un statut définitif, professionnel ou familial, c’est gagner du temps et construire sa liberté. Le temps gagné a pu être investi dans la constitution d’un capital culturel ; le diplôme  est un atout pour l’autonomie individuelle, et peut‑être a‑t‑il d’autant plus de poids dans le rapport des forces qu’il n’est pas principalement rentabilisé dans la promotion sociale. Le temps gagné c’est aussi celui consacré à la lutte collective qui a permis de définir un nouveau niveau d’exigence et de remporter des victoires partielles.

 

 

     Les objectifs annoncés n’ont certes pas été atteints et le Mouvement s’est tari avant d' »abolir le Patriarcat » ; mais les normes contestées se sont assouplies, le champ des possibles s’est ouvert : célibat, homosexualité, maternité célibataire, famille monoparentale ou recomposée… La famille, modèle déposé a éclaté pour laisser place à d’autres modèles, qui avaient digéré bien des critiques et absorbé des contestations.

 

     C’est que l’évolution sociale le permettait : instruction des filles, travail des femmes, maîtrise de la fécondité. C’est aussi que des individu(e)s, d’abord minoritaires, refusaient de continuer le chemin et cherchaient d’autres voies. Le changement pouvait‑il être envisagé sans que l’insoumission ne soit affirmée, démontrée, mise en scène ?

     Le MLF symbolisait la possible rupture entre les sexes ; disait un risque (même si celui‑ci n’était pas toujours pris individuellement) ; les équilibres traditionnels, les anciennes contraintes en étaient déstabilisés.

 

     Dans le contexte favorable des années 70, les féministes se sont trouvées en situation d’innovatrices sociales . Est‑ce parce qu’elles appartenaient à un groupe social en développement et seulement pour ça ?

     On peut penser qu’elles avaient mieux que d’autres « les moyens intellectuels, sociaux et économiques de négocier des écarts à la norme » (12) ; car il est plus facile de prendre des risques et de se soustraire durablement aux statuts de dépendance et de sécurité lorsqu’on dispose de certains atouts culturels. Comme le dit  François de Singly « le célibat féminin est l’expression d’un luxe possible » (13). Mais leurs itinéraires à travers diffèrement et déplacement montrent un processus beaucoup plus complexe. La redéfinition des rôles, la construction d’un nouvel équilibre dans les rapports entre les sexes ne sont pas le résultat automatique d’une évolution socio‑économique, ni le simple bénéfice d’une position sociale ; ce sont tout autant les fruits de la lutte collective.

NOTES

1‑ Voir la contribution de Nadja Ringart « Quand ce n’était qu’un début ».

 

2‑ G.Grunberg et E. Swesguth  analysent l’identité politique que les couches moyennes salariées auraient forgée par la synthèse entre les valeurs économiques et sociales de la gauche et d’autres qu’ils nomment libéralisme culturel (valeurs centrées sur la notion de liberté et d’épanouissement de l’individu : antiautoritarisme, contestation de la morale traditionnelle…) « Le virage à gauche des couches moyennes salariées », in l’Univers politique des classes moyennes , Presse de la Fondation nationale des Sciences politiques. De même J.Capdevielle, E.Dupoirier, G.Grumberg, E.Schweisguth, C.Ysmal., France de gauche, vote à droite ?, Presse de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1988 (1981)

 

3‑ Catherine Bidou, Les Aventuriers du Quotidien, Economie en liberté.

 

4‑ Nadine Lefaucheur,  » De la diffusion (et) des nouveaux modèles familiaux », in Recherches économiques et sociales, N°2, 1982.

 

5‑ par exemple Monique Dagnaud et Dominique Melh « Profil de la Nouvelle Gauche » in Revue Française de Science politique 1981.

 

6‑ Il y a deux fois plus de filles d’ouvriers parmi les féministes de l’enquête qu’il n’y en avait à l’Université à la fin des années 6O : 12 pour 120 ; c/ 4,7% ( Darras, Le Partage des bénéfices, Minuit 7O),et surtout beaucoup plus de filles d’artisans et de petits commerçants: deux fois plus parmi les enquêtées  que dans la société française de 1968 (INSEE France 68) ; Il y avait, en 1963 5 à 6 fois moins d’ enfants d’artisans et de petits commerçants parmi les étudiants que dans la population globale. (INED, « Population » et l’enseignement, 197O, p 235). 

 

7‑ L’écart entre les sexes était encore beaucoup plus grand à la génération précédente et on note une très grande différence entre les lignées : 1 grand père (maternel ou paternel) sur 4 est diplômé, 1 grand mère maternelle sur 12 mais une grand mère paternelle sur 6O.

 

8‑ cf. »Libération des femmes et professions à carrière (en particulier l’Université et la recherche) », Tract non signé (Jussieu) , 1°mars 1972. Certaines ont pu d’ailleurs intégrer l’Université ou le CNRS par des voies détournées, hors des chemins classiques de la carrière universitaire  (lorsque grâce à des luttes collectives ces institutions ont permis la stabilisation des statuts)

9‑ Cela est possible aussi dans d’autres domaines : création audio‑visuelle, écriture, journalisme, édition, responsabili‑

tés politiques et sociales.

Cette détermination à continuer ‑de façon professionnelle ou à côté‑ des activités  commencées avec le Mouvement concerne une très grande majorité (93 sur 12O) des femmes qui ont répondu à l’enquête ; le Mouvement n’a pas été une parenthèse dans leur vie et on observe une fidélité profonde à cette histoire collective et aux conceptions qui les avaient rassemblées

 

10‑ Claude Thélot,  Tel père, tel fils ? Dunod. Parmi les enquêtées 7O  exercent dans le secteur public (58%) ; mais 78% de celles dont un parent au moins était fonctionnaire et seulement la moitié de celles dont le père avait une fonction indépendante.

 

11‑ Il faut cependant remarquer que plusieurs femmes exerçant une profession libérale ont négligé de répondre au questionnaire et argué de leur manque de temps.

 

12‑ Annette Langevin, Cahiers de l’APRE N°2

 

13‑ François de Singly, « Mariage, dot scolaire et position sociale », Economie et Statistique, mars 1982. Et Marlène Cacouault montre comment le célibat, caractère distinctif des femmes professeurs de l’enseignement secondaire jusque dans les années 50 ( 63 à 47 % de célibataires) est aujourd’hui davantage le fait des femmes‑cadres du privé, très minoritaires dans leur catégorie : « De la célibataire diplômée à l’épouse intellectuelle du cadre », Cahiers de l’APRE, N°2.