Article publié dans Images et mouvements du siècle, T4, « La terre de la grande promesse », Institut CGT d’Histoire sociale, Éditions France progrès, 2001, p.225-232.
Chaque fois que s’est développé un mouvement social important, des femmes y ont participé, inscrivant leurs propres revendications dans les exigences démocratiques, posant le problème des rapports de domination entre les sexes. Souvent, exclues des bénéfices de la lutte, elles avaient été renvoyées à leur place : Olympe de Gouges et sa « Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne », le Club des citoyennes républicaines révolutionnaires, interdit de réunions ; les « prolétaires saint-Simoniennes » publiant La Femme affranchie, Flora Tristan forgeant « l’Union ouvrière » ; les femmes de 1848 exclues du suffrage « universel », les femmes de Paris, organisant la vie quotidienne de la Commune et partageant la répression, les féministes-socialistes tentant d’articuler les deux combats dans le mouvement ouvrier en formation, les résistantes obtenant, enfin, l’égalité des droits. Mai 68 ne devait pas faire exception.
L’Après Mai des femmes
Les femmes étaient présentes en grand nombre dans le mouvement de Mai. Les photos les montrent, figures de proue, lumineuses et muettes dans la foule anonyme : étudiantes manifestant et organisant l’occupation des universités, grévistes des usines ou des grands magasins Elles apportaient leur concours et leur enthousiasme sans revendiquer « en tant que femmes ». A peine un débat à la Sorbonne sur « les femmes et la révolution » a-t-il rappelé la nécessité de ne pas oublier ses propres revendications. Et puis, dans le reflux du mouvement qui un temps avait submergé les militants confirmés, chacun retrouva sa place, et les femmes eurent le loisir de constater à quel point la leur restait seconde. Les groupes politiques, bouleversés par les espoirs du printemps s’étaient étoffés, mais c’était toujours des hommes qui pensaient et parlaient, qui définissaient les priorités, tandis que les femmes tapaient les tracts et faisaient tourner la ronéo.
Aux Etats-Unis, dès la fin des années 60, au sein du mouvement étudiant, mobilisé contre la guerre du Viêt-Nam, des femmes avaient dénoncé avec un humour provocateur la position dominée qui était la leur. Lassées de voir toujours leurs revendications renvoyées à plus tard ou ridiculisées, elles avaient bousculé les ordres du jour et décidé de se réunir entre elles, à l’exemple des Black Panthers excluant leurs alliés blancs pour prendre leurs affaires en main. Le mouvement, avec son parfum de scandale s’était diffusé, à travers les réseaux du mouvement étudiant et de l’extrême gauche. L’Angleterre, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Danemark.avaient connu semblables phénomènes
Le 26 août 1970, en solidarité avec les femmes américaines qui célébraient le cinquantenaire du droit de vote, neuf femmes sont allées à l’Arc de Triomphe, porteuses de gerbes « Il y a plus inconnu encore que le soldat, sa femme », ou encore « Un homme sur deux est une femme ». Cette action symbolique marque le début en France de ce mouvement que la presse baptisa « Mouvement de libération de la femme ». « Des femmes rectifiaient systématiquement les militantes, qui justement voulaient se libérer de l’image de « la femme », pour que puissent s’épanouir les femmes, êtres de chair et de sang.
Elles ne revendiquaient pas encore le nom de féministes, ignorant tout des combats qu’il avait fallu livrer pour arracher bribe à bribe ces quelques droits qu’on leur avait présentés comme résultant d’une évolution quasi naturelle, ou offerts en cadeau de Libération et désormais acquis : « La loi garantit l’égalité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines ». Elles savaient bien en revanche que cette égalité proclamée était restée théorique et que, après des décennies d’égalité formelle, les femmes demeuraient dévalorisées, enfermées dans des rôles prescrits. Elles inscrivaient leur révolte dans celle de la jeunesse, et réclamaient une place, en tant que femmes, dans le mouvement de libération. Les femmes, disaient-elles, sont le peuple colonisé dans le peuple, l’esclave de l’esclave, la prolétaire du prolétaire ; en se libérant elles libèreront l’humanité toute entière.
Le mouvement étudiant s’était diffusé dans tout le monde occidental, et même dans une partie de l’Europe de l’Est. Les générations du « baby boom » arrivaient à l’âge de l’université, dans un monde débarrassé de la guerre, mais déstabilisé par la décolonisation. Démocratisation et féminisation de l’université se cumulaient pour faire exploser les structures vermoulues. La critique de « l’université bourgeoise » allait bon train, notamment dans ces secteurs nouveaux des sciences sociales, aux débouchés incertains qui accueillaient nombre de filles. L’économie était florissante mais dénuée d’idéal, l’amélioration du niveau de vie allait de pair avec un ennui grandissant et la « société de consommation » ne faisait plus rêver. Le plein emploi et la tertiairisation faisaient appel, de plus en plus à une main d’œuvre féminine qualifiée, sans pour autant la reconnaître à sa juste valeur. L’asservissement à des grossesses non choisies étaient d’autant plus intolérable que la liberté de choix était à la portée du progrès de la science.
De Mai 68 les militantes avaient appris la lutte collective et les manifestations spectaculaires. Elles partageaient les conceptions politiques de l’époque et le goût de la provocation. Provos d’Amsterdam, Mouvement du 22 mars de Nanterre, SDS allemand avaient su ainsi dévoiler la nature répressive du « système » et forger les solidarités. De même ferait-on affleurer la réalité patriarcale sous la prétendue « égalité dans la différence ».
Le marxisme, qui permettait de penser les inégalités sociales, pouvait aussi expliquer pourquoi les femmes, électrices et égales en droit restaient subordonnées dans la famille et dans la société, enfermées dans des rôles traditionnels. Encore eût-il fallu que ses modes d’analyse soit appliqués à la question des femmes. Mais pour les militants c’était une hérésie. Comment ces petites bourgeoises osaient-elles comparer leur situation à celle du prolétariat ou des peuples opprimés ? Comment osaient-elles parler d’oppression (et les considérer eux comme des oppresseurs) ? Comment osaient-elles mettre leur mouvement au rang de la lutte des classes, moteur de l’histoire ou des luttes de libération nationale contre l’impérialisme ? La question des femmes, pensaient-ils, n’a pas de légitimité propre. Certes les femmes sont opprimées dans la société capitaliste , les ouvrières sont surexploitées, mais cela ne peut trouver de solution que par la lutte des classes, dans la transformation de la société. Le marxisme, qu’il soit professé par ses représentants attitrés ou par les dénommés « gauchistes », ne proposait rien d’autre à la « prolétaire du prolétaire », que de rejoindre le combat commun et d’attendre sa libération des lendemains enchantés de la révolution.
Certaines cependant utilisaient le schéma d’analyse marxiste, pour mettre en évidence l’exploitation des femmes dans la famille et le « mode de production domestique ». Dans cette perspective, les femmes n’étaient pas une catégorie biologique ou naturelle, mais un groupe social dont il importait de forger la solidarité par dessus la division des classes sociales. Leur lutte n’était pas une guerre des sexes ; elle visait à l’abolition d’un système d’oppression et d’exploitation des femmes : le patriarcat. Le « féminisme radical » mettait ainsi ses pas dans ceux du marxisme pour le subvertir et le régénérer.
Toutes dans le Mouvement de libération des femmes ne partageaient pas cette analyse économique ou ses présupposés. Différents points de vue coexistaient et se confrontaient : priorité à la lutte des femmes ou volonté de l’articuler avec les autres luttes sociales, goût pour la provocation ou préférence pour des formes d’interventions plus classiques, détermination à rompre avec les hommes ou préférence pour le compromis, radicalité ou acceptation d’un progrès graduel. Le Mouvement était riche de sa diversité et des débats qui l’animaient. Mais au delà des différences de tempérament, des divergences d’analyses ou de stratégie, il portait en lui-même cette affirmation politique de la légitimité de la lutte des femmes et du refus de la subordonner à une autre. Il proclamait la solidarité entre les femmes, par delà les différences sociales et l’existence entre les hommes et les femmes de contradictions qui ne venaient pas seulement du capitalisme.
La critique que faisaient les militantes aux groupes d’extrême gauche, dont venaient nombre d’entre elles, dépassait la question des femmes et de la trop faible place qu’ils accordaient à celle-ci. Elle mettait en cause les rapports de pouvoir qu’ils maintenaient en leur sein, la domination des hommes sur les femmes, mais aussi celle des « chefs » sur les militants de base, des « avant-gardes » sur les « masses ». Désespérant de faire prendre en compte l’oppression des femmes dans les groupes mixtes, elles avaient décidé de se réunir entre elles. La violente réaction de leurs compagnons à cette idée, le caractère particulièrement sexiste de leurs arguments a fait mesurer à celles qui n’en étaient pas d’emblée convaincues la nécessité de se constituer en groupe « non-mixte ». Si les hommes voulaient leur interdire de se réunir entre elles, au nom de la Révolution dont ils se proclamaient les seuls juges, tout en réduisant leurs protestations à une frustration de « mal baisées », il leur faudrait bien refuser le diktat.
Dans le Mouvement de libération des femmes qui se réunissait en Assemblée Générale aux Beaux Arts se rencontraient des femmes très diverses, par l’âge, l’origine sociale, l’histoire politique, la situation de famille. L’entrée était interdite aux quelques hommes désireux de les perturber. Cette règle, et les bagarres nécessaires pour la faire respecter, pouvaient bien en gêner certaines ; mais ce qu’elles découvraient dans cet « entre femmes » valait bien tous les problèmes qu’il posait. Une parole plus facile, une complicité immédiate. Affirmant qu’il n’y a d’autre savoir sur l’oppression que celui du vécu de chacune, elles mettaient en commun leur expérience, cherchaient les racines de leur oppression et y trouvaient un sentiment de force collective. La lutte de chacune pour sa propre libération coïncidait avec la lutte commune pour la libération des femmes. Et elles inventaient un nouveau mode de militer où le projet révolutionnaire n’était plus un objectif mais un processus en œuvre.
Libre disposition de son corps
Disposer de son corps était sans conteste l’exigence première. Liberté de la sexualité, liberté de la maternité. La contraception avait certes été libéralisée par la loi Newirth de 1967, mais sa pratique restait difficile ; l’avortement était bien le dernier recours, que la clandestinité rendait dangereux et honteux. Seule la liberté de l’avortement permettrait une diffusion sans entrave de la contraception. Il fallait que l’Etat abandonne sa prétention à contrôler le corps des femmes.
En avril 1971,. 343 femmes, dont bon nombre étaient célèbres, ont signé un manifeste où elles affirmaient être l’une parmi le million de femmes qui se font avorter chaque année. Publié par le Nouvel Observateur, le Manifeste des 343 a fait éclater le scandale de l’avortement, mettant l’Etat au défi d’appliquer ou d’abolir une législation anachronique, hypocrite, inégalitaire. Le Mouvement de libération des femmes avait soulevé une question qui dépassait le petit groupe d’origine. La lutte allait s’amplifier d’année en année jusqu’à bouleverser l’équilibre des forces politiques, et jusqu’à la victoire.
Neuf femmes en août 1970 à l’Arc de Triomphe, quarante enchaînées en novembre devant la prison de la Petite Roquette, plusieurs milliers le 20 novembre 1971 pour la première manifestation appellée par le Mouvement. Une manifestation comme on n’en avait jamais vu, explosant de couleurs, de slogans, de ballons. Quatre mille femmes (et hommes) pendant deux jours à la Mutualité en mai 1972 pour se rencontrer et surmultiplier la parole des femmes.
La Loi de 1920, était devenue inapplicable après le procès retentissant de Bobigny en 1972, mais cela ne suffisait pas. En 1973, 331 médecins signèrent à leur tour un manifeste dans le Nouvel Observateur, prenant le risque de poursuites judiciaires ou ordinales. C’est d’abord pour protéger les signataires qu’une association large fut mise en place, rassemblant autour du MLF de très nombreuses organisations du mouvement social, groupes de médecins, de travailleurs sociaux. La CFDT permit à Jeannette Laot, Secrétaire confédérale, de participer à sa fondation, à titre personnel, toute l’extrême gauche enfourcha ce nouveau cheval de bataille. Le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) n’eut pas à défendre les médecins qui ne furent pas poursuivis, mais il s’est trouvé débordé par une demande d’avortement dont il n’avait pas mesuré l’ampleur. Il a alors organisé des voyages collectifs vers la Hollande ou l’Angleterre, sans se cacher puisqu’il s’agissait de faire sauter l’interdit en le bravant. Puis des médecins du MLAC ont rapporté des Etats-Unis une nouvelle méthode d’avortement par aspiration, la méthode Karman, qu’ils ont mise en pratique et enseignée. La loi de 1920 était publiquement transgressée, tournée en ridicule ; elle devait être réformée.
Nouvellement élu Président de la République, après une campagne où les femmes étaient devenues enjeu politique, Valéry Giscard d’Estaing, confia à Simone Veil la lourde tâche de rétablir l’ordre en libéralisant l’avortement. Il lui fallait faire accepter la réforme, devenue inéluctable, par une majorité parlementaire résolument hostile. Mais toute l’opposition, socialiste et communiste est venue à sa rescousse pour voter cette loi qui, quelques soient ses limites, reconnaissait à la femme (pendant une période limitée) le droit de décider en dernier ressort. Adoptée pour 5 ans, la loi est revenue au Parlement en 1979. Elle avait fait ses preuves en matière de santé publique, mais c’est encore grace à l’opposition qu’elle a été adoptée définitivement. Il ne resterait plus à la gauche, arrivée au pouvoir en 1981 qu’à faire adopter le remboursement par la Sécurité sociale.
Lancée de façon provocatrice par le MLF, la lutte pour l’avortement avait donné lieu à une vaste mobilisation. Bien des femmes s’y étaient reconnues. Traumatisées par des avortements clandestins, ou désirant une sexualité plus libre, pour planifier leur maternité et mieux la « concilier » avec leur vie professionnelle. Des hommes aussi soutenaient cette juste revendication au nom de la liberté du choix individuel, contre le pouvoir d’Etat ou le poids de l’Eglise catholique ; médecins controntés à la détresse des femmes et à leur impuissance, démocrates, libéraux, progressistes. Toute la gauche, s’était retouvée dans ce qui était finalement un combat pour la laïcité et le progrès, tandis que la droite se divisait entre un courant conservateur et un autre, moderniste.
Le combat pour la « libre disposition de son corps » ne s’achevait pas avec la libéralisation de l’avortement et de la contraception. Il signifiait une nouvelle façon de considérer les femmes, de vivre la maternité, la sexualité, les rapports amoureux. Les femmes ne devaient plus être définies par leur rôle de mère ou d’épouse. La maternité n’était pas un instinct ou un destin, mais un choix de l’individue, une liberté irréductible de l’être humain. D’autres combats seraient nécessaires, contre les atteintes à cette liberté : le viol, les violences conjugales, la dépendance aux hommes dans le mariage ou la sexualité, l’enfermement dans des rôles prescrits. L’échange entre les sexes dans son ensemble devrait être renégocié. La libération des femmes restait à conquérir.
Féminisme et société
En 1975 le mouvement des femmes avait apparemment gagné. La loi Veil était votée. L’ONU célébrait l' »Année internationale de la femme », (bientôt la décennie). Les thèmes, les mots d’ordre, les analyses féministes, inouïes il y a peu, étaient repris dans la presse, dans les discours politiques. Le féminisme traversait l’ensemble de la société. Les femmes dans les usines, dans les bureaux, dans les banques, posaient les mêmes questions : surexploitation des femmes dans le travail et partage inégal dans la famille. Dans les luttes, elles découvraient la solidarité et la force collective, osant comme les chemisières de PIL produire et vendre. Luttant avec les hommes, elles réagissaient à leur subordination, posant le problème des pratiques militantes et de la démocratie syndicale. Les leaders, faisait remarquer le groupe-femme de Lip sacrifient moins leur vie de famille que la vie sociale de leurs femmes.
Des groupes-femmes se créaient dans les quartiers, dans les entreprises : Caisses d’Allocations, Chèques postaux, Ministères, Assurances. Une coordination des groupes-femmes d’entreprise réunissait une quarantaine d’entre eux dans la région parisienne. Certaines « Commissions-femmes » syndicales y participaient et la frontière s’estompait entre féminisme et syndicalisme. L’un et l’autre abordaient les mêmes problèmes : droit au travail des femmes, inégalités de salaire, conditions de travail, avortement, contraception, viol, image des femmes, partage des tâches domestiques. Tous problèmes qui désormais trouvaient place dans Antoinette, le journal de la CGT.
Rapprochement des préoccupations, mais non point convergence. Le vieux conflit avait seulement changé de nature. Les syndicats acceptaient mieux les préoccupations des femmes, mais ils regardaient avec méfiance ces groupes qui les interpellaient, et celles de leurs adhérentes qui faisaient de même. Les limites ont été clairement été rappelées. A la manifestation du 1 mai 1976, le service d’ordre de la CGT a violemment interdit aux femmes du MLF de rejoindre le cortège, n’acceptant pas les mots d’ordre contre le viol ni l’humour provocateur du MLF : « Viol de nuit, terre des hommes », et y répondant par les injures sexistes les plus banales : « salopes », « mal-baisées », « Bobonne à la maison ». Limite aussi que le licenciement en 1982 de l’équipe de rédaction d’Antoinette, qui avait pris trop d’indépendance à l’égard de la ligne.
Avec la CFDT, la contradiction a moins porté sur le fond, mais c’est alors la concurrence qui a été ressentie le plus vivement. Comme les féministes « bourgeoises » du début du siècle, les féministes « gauchistes » des années 70 empiétaient sur le terrain syndical. Lors de l’élaboration de la loi Roudy sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, les syndicats se sont opposés fermement à ce que des associations puissent intervenir aux côtés de femmes discriminées dans l’entreprise, comme le leur avait promis Yvette Roudy. Au nom de leur monopole de représentation dans l’entreprise, les syndicats prenaient la responsabilité de la défense de l’égalité professionnelle entre femmes et hommes. Défense qui n’a guère été assurée.
Un bilan provisoire
Après les victoires des années soixante-dix, le mouvement des femmes a connu un recul. Dans une conjoncture de crise économique et idéologique, le féminisme, passé de mode, a été accusé de mettre en péril les rapports entre les sexes. Une nouvelle idéologie a été diffusée, à travers la presse, qui proclamait la fin du combat. Les femmes avaient gagné, disait-elle, masquant sous le triomphalisme la persistance des discriminations, des exclusions, des violences contre les femmes. Il est vrai que le progrès pour les femmes était considérable. Les lois ont été adaptées à l’évolution des mœurs et des modes de vie, bien des problèmes soulevés par le mouvement des femmes sont désormais perçus comme des problèmes sociaux, qui doivent être pris en considération. Le modèle familial et sexuel traditionnel, patriarcal, s’est estompé au profit d’un autre, plus égalitaire qui prône le partage des tâches et des responsabilités entre les conjoints. Mais les faits sont têtus et la crise a accru les inégalités. Les femmes, toujours en charge du domestique, restent majoritairement cantonnées dans un nombre limité de métiers, dans des statuts précaires, bloquées au dessous d’un invisible « plafond de verre » ; sous-payées, surchômeuses, surexploitées. Le pouvoir politique et économique est resté fondamentalement masculin..
La société française a intégré les valeurs féministes, pour mieux les digérer. Quant au mouvement qui les avait portées, il s’est trouvé marginalisé. Le MLF était la forme particulière qu’avait pris dans le féminisme dans le contexte de Mai 68. Il a été incapable de s’adapter à la fin de l’espoir révolutionnaire, à une société rigidifiée par la crise. Les contradictions qui avaient fait sa richesse se sont figées en oppositions stériles et destructrices. Il n’a pas su trouver une place dans l’alternance politique des années quatre-vingts.
Une époque nouvelle s’est ouverte à partir de 1995, du renouveau du mouvement social et de la défense des droits des femmes. Fragile encore, celle-ci est riche d’espoir.
Le mouvement féministe (suite)
Après les victoires des années soixante-dix, la crise l’a emporté, économique, politique, idéologique. Et le mouvement des femmes n’a pas su s’adapter à ce nouveau contexte, reconsidérer ses enjeux et ses modes d’expression. Le féminisme, passé de mode, a été accusé de mettre en péril les rapports entre les sexes. Une nouvelle idéologie, diffusée par la grande presse, proclamait la fin du combat. Les femmes avaient gagné disait-elle, masquant sous le triomphalisme la persistance des discriminations, des exclusions, des violences contre les femmes.
Le Mouvement des femmes avait essaimé ; des groupes, des associations restaient mobilisés sur une question ou sur une autre : Centres d’accueil pour femmes battues, Collectif contre le viol ou l’inceste, Groupes de solidarité internationale, Groupes de recherche, prolongeant la réflexion féministe dans le champ de la connaissance. Mais il avait perdu sa dynamique et son influence sur une société qui avait intégré ses valeurs pour mieux les digérer. Avec la fin de l’espoir révolutionnaire, les contradictions qui avaient fait sa richesse se sont figées en oppositions stériles et destructrices. Inventif dans l’offensive, il ne savait pas gérer le reflux.
La victoire de la gauche en 1981 lui a redonné vie un moment. Cela n’a pas duré au delà des espoirs qu’elle avait suscités. Le Ministère des Droits de la Femme a repris à son compte les grands thèmes de campagne, avec les moyens de l’Etat. Campagne télévisée pour la contraception, loi pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, décrets et directives, nominations, créations de postes. Quelques militantes ont été intégrées à l’appareil d’Etat. Les associations féministes ont été subventionnées ; mais elles n’ont guère été consultées ou associées à la réflexion. Comme si dès lors que l’Etat prenait le relais, le mouvement social avait terminé sa tâche . La vieille défiance, réciproque, entre l’Etat et la société civile n’avait pas disparu avec le changement de gouvernement.
Après la brève période des réformes, la pause a été décrétée et une « nouvelle politique économique ». Lutte contre l’inflation, rigueur budgétaire, orthodoxie financière. L’objectif d’égalité entre les hommes et les femmes a été oublié. La priorité était à la lutte contre le chômage, et celle-ci s’accommoderait bien d’une diminution du nombre de femmes sur le marché du travail. Tout socialiste qu’il soit, le gouvernement a incité les femmes à faire davantage d’enfants et à se consacrer à eux quelque temps, avec une maigre allocation . Le travail des femmes à nouveau n’était que du travail d’appoint.
Un bilan provisoire
L’histoire du féminisme, en France tout particulièrement, est une succession de jaillissements inattendus et de reflux incompréhensibles. Chaque vague apporte sa moisson ; bien moins que l’objectif poursuivi mais tellement plus que « l’évolution naturelle ». L’idéal révolutionnaire est très efficace pour produire des réformes.
La situation des femmes a bien changé depuis trente ans. Les dernières séquelles patriarcales héritées du Code Napoléon ont été gommées. Lois de 1970 et 1972 sur la filiation et sur l’autorité parentale, Loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse (1975, définitivement adoptée en 1979), Réforme du divorce 1976, Loi sur le viol 1980, Loi Roudy sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes 1983, et bien d’autres mesures prenant en compte les problèmes soulevés par le mouvement des femmes : violences conjugales, harcèlement sexuel….
Bien plus que les lois, ce sont les mœurs et les modes de vie qui se sont transformés. Le droit de la famille et le droit du travail ont pris acte des nouvelles réalités. Elévation de leur niveau scolaire et culturel, maîtrise de la fécondité, les femmes ont gagné beaucoup d’autonomie et se sont forgé une nouvelle conscience d’elles mêmes, de leurs rôles, de leurs rapports avec les hommes. L’institution du mariage a perdu de son importance au profit de relations de couple, plus exigeantes et plus fragiles. Le nouveau modèle familial et sexuel prône l’égalité et le partage des tâches et des responsabilités entre les conjoints.
Mais les faits résistent et l’inégalité entre les sexes persiste. Les femmes, toujours en charge du domestique sont restées cantonnées dans un nombre limité de métiers, dans des statuts précaires, bloquées au dessous d’un invisible « plafond de verre », tandis que le pouvoir politique et économique restait fondamentalement masculin. Avec la crise les inégalités se sont creusées : sous-payées, sur-chômeuses, surexploitées, les femmes payent au pris fort leur maintien sur le marché du travail.
Né de l’espoir révolutionnaire de Mai 68, le mouvement féministe a perturbé les normes habituelles de l’engagement militant. En revendiquant le droit de lutter pour soi, de définir ses objectifs et ses moyens, en affirmant que les rapports entre hommes et femmes sont des rapports sociaux, il a mis en cause la primauté de la lutte des classes : il n’y a pas un groupe social qui porte le sort de la révolution. Il imposait ainsi une vision plus complexe de la société et des diverses contradictions qui font sa dynamique.
Après une longue période de reflux, le mouvement social s’est réveillé au milieu des années 90. En même temps, les inégalités frappant particulièrement les femmes sont redevenues visibles. Féministes, syndicalistes, associations et partis politiques ont tissé une nouvelle alliance. Les organisations de gauche peuvent comprendre l’importance des droits des femmes dans le combat pour la démocratie, la laïcité et la justice sociale. Les féministes ne craignent plus de perdre leur autonomie en liant leurs luttes à toutes les autres. La manifestation du 25 novembre 1995, organisée conjointement par des associations féministes et des organisations de gauche et d’extrême gauche, a été comme le signe avant-coureur du grand mouvement social de l’automne. Le retour au pouvoir d’une « gauche plurielle » change les perspectives. Même si la question des femmes demeure secondaire dans les priorités des partis et des syndicats, même si aujourd’hui comme hier les féministes doivent rester mobilisées en permanence, chacun s’entend pour proclamer que « les droits des femmes sont partie intégrante et indivisible de tous les droits humains et des libertés fondamentales ».