Interview de Françoise Picq par Jacqueline Sellem pour L’Humanité, 2008.
Le mouvement des femmes est emblématique de 1968 alors que c’est seulement dans les années 70 qu’il s’est manifesté en tant que tel. Quelles en ont été les prémices durant ces semaines de mai 68 °?
Françoise Picq. Dans le mouvement de mai 68 il y avait beaucoup de femmes. Et on sait que dans la Sorbonne occupée un meeting a été organisé par Anne Zelensky et Jacqueline Feldman (1). Si je me réfère à ce que j’ai ressenti pendant cette période, il y avait une telle prise de parole de tout le monde qu’on n’avait pas de frustration en tant que femme. J’étais pionne au lycée Saint-Exupéry à Mantes-la-Jolie et étudiante à la Sorbonne. J’ai donc vécu mai 68, selon les jours, à la fac et dans le lycée où j’étais meneuse, chef de tout. Je me souviens que le 13 mai, on est parti manifester dans des cars loués par la CGT. Au départ il y a eu une sorte de meeting à la bourse du travail. Là un lycéen a fait un petit scandale. Il a pris la parole pour dire °: a bas le capitalisme et à bas les communistes. Cela a provoqué des réactions : des ouvriers se sont sentis insultés. Là dessus on est monté dans les cars. Dans le mien il y avait une moitié de lycéens et de profs et une moitié d’ouvriers. Pendant le voyage, j’ai organisé une assemblée générale en faisant circuler la parole. Certains ouvriers avaient fait 36. C’était formidable ! Personne ne m’avait poussée en avant mais ce jour là j’étais contente de moi. Cela m’est arrivé à de nombreuses reprises durant ces semaines. J’avais l’impression d’avoir des compétences que je pouvais mettre en œuvre. Dans les jours suivants j’ai davantage participé à l’occupation de Censier. J’allais aussi à la Sorbonne, mais c’était en touriste. A Censier le comité d’action de « socio » avait une salle. Je gérais le matériel, je classais les tracts, je faisais les archives. Quand la police a été sur le point d’investir la fac, j’ai tout embarqué. C’est comme cela qu’existe un fonds Françoise Picq à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC). Donc en Mai 68 je n’ai jamais eu l’impression qu’en tant que femme je n’étais pas écoutée, je n’étais pas à ma place. Ceci étant je ne prenais pas la parole dans les grandes assemblées. J’écoutais les autres parler, il y en a que je trouvais formidables, d’autres ridicules.
Et dans ces grandes assemblées les femmes ne prenaient pas beaucoup la parole…
Françoise Picq. C’est vrai que c’était surtout des hommes qui parlaient. Mais il y a eu aussi quelques femmes. Jeannette Habel (2), par exemple, qui m’avait impressionnée. Ensuite, dès que le mouvement s’est retiré, c’est devenu très différent. Il est resté les groupuscules avec leurs structures de pouvoir. Là, les femmes n’étaient pas chefs. Je n’étais pas dans un groupe mais je sais qu’il y a eu alors des discussions sur le rapport entre ceux qui savaient et ceux qui devaient être formés. Par exemple à l’intérieur de la JCR (3), le groupe dominant à Censier, la question est venue de savoir qui devait faire les tracts. Est-ce que chacun devait s’y mettre ou est-ce que cette activité était réservée à quelques uns°?
C’est le débat sur l’avant garde et les masses…
Françoise Picq. Oui. Pour nous les femmes étaient dans les masses. Assez vite on s’est dit que cette coupure était vécue par des tas de gens mais que c’était seulement chez les femmes qu’elle était ressentie de manière collective. On a alors pensé que c’était un point d’appui pour changer les choses.
Est-ce que c’est à partir de là que vous vous êtes dit°: on est féministes°?
Françoise Picq. On n’a pas prononcé le mot pendant assez longtemps parce qu’il était marqué par le féminisme bourgeois. Ce n’est que plus tard, en faisant de l’histoire qu’on a découvert les féministes radicales du début du siècle et qu’on s’est dit°: on peut se revendiquer d’elles, on est dans la continuité. Dans la période qui suivait 1968, on parlait de libération des femmes. C’est le dépôt d’une gerbe à la femme du soldat inconnu, le 26 août 70 à l’Arc de Triomphe, qui a été la première apparition publique du mouvement (4). C’est là que les journaux en ont parlé. Il y avait eu avant, à Vincennes, une première réunion non mixte où les femmes avaient décidé de se réunir entre elles. Elle avait donné lieu à un texte qui est sorti dans l’Idiot International. Je n’avais pas participé à cette réunion mais j’étais alors dans un groupe qui s’appelait VLR (5) et qui avait décidé de créer, à la rentrée 70, un journal dont le titre était : Tout (Tout ce que nous voulons :Tout !). Quelqu’un nous a apporté le texte de Vincennes. On l’a trouvé formidable et on a commencé à discuter entre femmes.
La question de la mixité n’était-elle pas posée dans différents groupes depuis mai 68°?
Françoise Picq. Bien sûr. Je parlais là de ce que j’avais vécu plus directement. Mais le débat a eu lieu aussi dans le groupe Féminin Masculin Avenir qui s’était réuni à la Sorbonne et dans un autre constitué à la même période avec Antoinette Fouque, Monique Wittig, Gille Wittig. Des femmes de ces deux groupes avaient fait, dans l’Idiot international, un papier qui s’appelait°: Combat pour la libération de la femme. Ce texte a d’ailleurs été l’occasion de la fusion des deux groupes sur l’option de la non mixité.
Quelle place avaient, dans les débats, les questions de l’avortement, de la contraception et de ce qu’on a appelé la libération sexuelle°?
Françoise Picq. Une place très importante. Et depuis un bout de temps déjà. En décembre 1968 j’ai participé au congrès de l’UNEF à Marseille, on en parlait. Le planning familial existait depuis 1956. Et une réédition de La révolution sexuelle de Wilhem Reich venait de sortir. La façon dont on voyait la question sexuelle comme une question politique se discutait beaucoup, en particulier dans le courant que je fréquentais pas mal à l’époque, la JCR.
Quels étaient les arguments sur la non mixité alors que depuis quelques années les progressistes militaient pour la mixité dans l’école °?
Françoise Picq. La non mixité était l’application aux femmes du principe marxiste°: la libération doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Mais c’était établir qu’on se libérait contre les hommes, c’était les mettre en position d’oppresseurs. A VLR, ils étaient assez ouverts, cela ne posait pas trop de problèmes. Mais, en général, ils n’appréciaient pas trop.
Est-ce que la non mixité ne visait pas aussi à favoriser une parole plus libre entre femmes°?
Françoise Picq. Nous ne recherchions pas seulement une liberté de parole, nous voulions aussi trouver une autre façon d’inscrire le personnel dans le politique. Nous avions pris conscience que les femmes n’avaient pas le même rapport à la politique que les hommes. Nous avions envie de garder cela, de construire la politique à partir de là.
Ce qui marquait d’un caractère particulier, l’entrée en politique des femmes…
Françoise Picq. Pour la très grande majorité, les femmes qui ont milité dans ce mouvement étaient en politique avant. Lorsqu’en 19 ??, on a fait une enquête pour savoir qui elles étaient, sur 120 qui ont répondu, très rares étaient celles pour qui le féminisme était le premier engagement. Elles n’avaient pas nécessairement fait partie d’un groupuscule mais elles avaient milité dans des comités d’actions, des syndicats, elles avaient eu un engagement politique plus ou moins prolongé.
Quel rapport y avait-il entre ces femmes qui étaient des intellectuelles et les femmes salariées°?
Françoise Picq. Dans le gauchisme d’où on venait, il y avait la volonté d’établir des contacts avec la classe ouvrière. On a cherché à rencontrer les vendeuses des grands magasins. A cinq on a fait une petite expérience d’établissement en se faisant embaucher dans l’usine des pains Jacquet où il y avait alors une trentaine de salariées. On a déclenché une grève et on a été virées dans les deux jours. Cela a peut-être un peu aidé des femmes qui étaient dans une sorte de résignation à voir les choses autrement.
A quel moment est apparu ce qu’on a appelé le MLF°?
Françoise Picq. Ce sont les journalistes qui ont baptisé ainsi le mouvement par référence à ce qui se passait aux Etats-Unis. Entre nous il était clair que personne ne pouvait représenter quiconque, qu’il devait y avoir un respect de la pluralité du mouvement. Les tracts étaient signés éventuellement°: des femmes du MLF. Quand certaines ont signé MLF, elles ont été dénoncées.
Est-ce que vous pensiez expérimenter quelque chose°?
Françoise Picq. Oui. Et nous le revendiquions très fort parce que nous avions le sentiment que ce qui se passait entre nous n’avait jamais existé. Nous étions très fières de ne pas être structurées comme les hommes que nous rencontrions par ailleurs, de ne pas avoir de chefs, de hiérarchie.
Mais cela n’a-t-il pas été un frein à l’implication des femmes dans les institutions politiques, par exemple en tant qu’élues°?
Françoise Picq. La politique politicienne ne nous intéressait pas. On voulait changer la règle du jeu et on refusait la démocratie représentative. Cela n’a certainement pas encouragé les femmes à se faire élire. Quand Mariette Sineau a essayé de comprendre pourquoi, en France, il y avait un tel retard dans l’entrée des femmes en politique, c’est l’un des facteurs qu’elle a avancé. Le MLF était beaucoup plus anti-institutionnel que les mouvements féministes des pays d’Europe du Nord.
En retour, le mouvement des femmes a-t-il eu une influence sur les courants politiques en France°?
Françoise Picq. Oui, parce que c’était un miroir critique renvoyé aux organisations. Quand on dénonçait ce qu’on appelait la division sexuelle du travail militant°: les hommes au micro, les femmes à la ronéo, on parlait aussi du rapport militant milité. La mise en question de l’avant-gardisme a été largement portée par le mouvement des femmes comme aussi la redéfinition de ce qui est politique. En cela, la critique féministe du gauchisme a été très percutante. Et se sont ajoutées les relations très difficiles avec le parti communiste et la CGT. Dans la manifestation du 1er°mai 1976 les féministes ont été agressées par le service d’ordre de la CGT.
Comment expliquez-vous cette relation très conflictuelle durant toute cette période°?
Françoise Picq. D’abord, la critique qu’on adressait aux gauchistes, l’était aussi aux organisations de la classe ouvrière. Dans cette manif du 1er°Mai 76 on avait des panneaux comme : «°La démocratie de monsieur est avancée°», «°Ni faucille ni marteau piqueur°». C’était de l’humour. Il n’était pas méchant mais pas du tout apprécié. Sur le viol cela pouvait être plus dur. Or, à l’époque, dans la CGT et dans le parti communiste on n’acceptait pas la dénonciation des rapports de domination ou de violence entre hommes et femmes dont le viol est un symbole. Le parti communiste, dans la continuité des socialistes du début du siècle, considérait qu’il n’y avait pas de contradiction à l’intérieur de la classe ouvrière.
Avec la lutte pour la contraception et l’avortement, la création du MLAC (6) n’y a-t-il pas eu un élargissement du mouvement °?
Françoise Picq. Le MLAC a mis en mouvement beaucoup de monde, des femmes et des hommes. A Mantes, on faisait des réunions sur l’avortement, on a organisé un réseau pour ramasser de l’argent, aider les femmes qui voulaient avorter. C’était une autre forme du MLF. Mais le mouvement des femmes tel qu’il est issu de 1968 est toujours resté très petit. Il y avait quelques centaines de femmes dans les réunions aux Beaux-Arts, il y avait des manifs. En 1971 cela représentait peut-être 4000 personnes. Les journées de la Mutualité qui ont été un grand moment ont réuni 2000 personnes en 1972. Cela n’a rien à voir avec un mouvement de masse. Mais les mots, les idées, les discours correspondaient à des choses qui étaient ressenties par beaucoup de femmes. Le mouvement des femmes seul n’aurait rien été s’il n’y avait pas eu cette pénétration en profondeur dans la société.
A un moment on disait d’une femme : elle est MLF, cela définissait un état d’esprit….
Françoise Picq. Et nous, nous disions : le MLF c’est toutes les femmes qui se sentent dans cette définition là, cela peut être des femmes qui discutent entre voisines, entre collègues, qui veulent que ça change, qui veulent s’affirmer comme des personnes.
Dans cette même période de l’après 68 s’est affirmé le mouvement homosexuel avec la constitution du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire). Y avait-il des rapports avec le mouvement des femmes°?
Françoise Picq. A l’époque je voyais le mouvement homosexuel uniquement du côté des hommes. Pourtant il a été créé en 1971 par Guy Hocquenghem et des féministes comme Françoise d’Eaubonne. En 1968 Guy Hocquenghem était à la JCR à Censier. Il n’a alors jamais mis en avant son homosexualité. Ensuite, il a été très proche des femmes du MLF, c’était un allié. Mais le numéro 12 de Tout qu’il a réalisé en 1971 a suscité une vive réaction des femmes. Davantage des hétérosexuelles que des lesbiennes. La vision de la sexualité qu’il donnait ne nous plaisait vraiment pas. Nous avons répondu avec un pamphlet sur les mœurs du comité de rédaction de Tout. Et finalement nous avons pu passer dans le numéro 15 un texte intitulé °: Votre libération sexuelle n’est pas la notre. On y expliquait que ce n’est pas le nombre des relations sexuelles qui fait leur qualité. C’est un beau texte.
Le mouvement des femmes tel qu’il s’est manifesté dans les années qui ont suivi 1968 s’est essoufflé mais ce qu’il a bouleversé dans les rapports hommes femmes et ce qu’il a porté : refus de la délégation de pouvoir, recherche d’un autre rapport à la politique, de pratiques différentes, tout cela reste d’actualité….
Françoise Picq. Il y a tout de même un moment ou cela s’est terminé. Il ne va plus y avoir de luttes sociales pendant un certain temps. C’est la fin du gauchisme. Il y a l’effet Soljenitsyne, la crise du marxisme… La montée du mouvement pour la parité est le signe que l’utopie issue de 1968 n’est plus. Revendiquer davantage de femmes à l’Assemblée nationale c’est accepter que la politique soit cela. Le mouvement des femmes a joué un rôle dans la prise de conscience mais ensuite la réalité sociale s’est imposée avec la crise économique, la crise des valeurs. Le reflux a été très important.
(1) Elles avaient fondé en 1967 le FMA (Féminin, Masculin, Avenir).
(2) Jeannette Habel est devenue une des meilleures spécialistes de l’Amérique latine et de Cuba.
(3) La JCR est issue d’un courant de l’UEC (Union des étudiants communistes) et donnera ensuite naissance à la Ligue communiste puis à la LCR.
(4) 9 femmes parmi lesquelles deux américaines déposent « une gerbe à la femme du soldat inconnu plus inconnue encore que lui ».
(5) Vive la Révolution, groupe d’influence maoïste, créé en 1969.
(6) Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, créé en 1973.