Article paru dans la revue Modern and Contemporary France, Volume 10/1 Feb 2002
Abstract
This article shows how a movement for parity, distinct from the second-wave women’s movement, formed in the 1990s, and how the subsequent parity reforms, which public opinion strongly favoured, eventually gained support among political elites. It highlights the triumph of a conception of democracy based on the idea that political representation is to be shared between two equal and different sexes. While such a conception contradicts the republican universalist conception of citizenship, it also generally abides by the common sense notion of a universal sexual difference, a notion that feminism questioned in the 1970s.
La Constitution de la Cinquième République a été révisée le 28 juin 1999. Un alinéa ajoute à l’article 3, concernant la souveraineté, ‘[l]a loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats et aux fonctions électives’; un autre à l’article 4, relatif aux partis, ‘[i]ls contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au dernier alinéa de l’article 3, dans les conditions déterminées par la loi’. *La politologue* Janine Mossuz-Lavau se réjouit de cette victoire du mouvement pour la parité: ‘“[l]’exception française ”, qui renvoyait jusqu’ici à un grave déficit de représentation féminine, pourrait bien désigner une grande novation dans la défense des droits des femmes’.[i]
Le faible nombre de femmes parmi les élus de la nation faisait en effet de la France une exception en Europe, difficilement compréhensible et particulièrement choquante de la part d’un pays qui se revendique pionnier en matière de droits de l’homme, de démocratie et de République. Un scandale pour une nation toujours prête à se donner en exemple au monde. La notion d’exception française renvoie aussi à un modèle politique particulier, forgé dans une histoire mouvementée, où le changement trouve difficilement la voie d’une négociation sociale et où l’Etat conduit le progrès. C’est ainsi que, pour compenser d’un coup le retard français en matière de représentation des femmes, la loi est venue se substituer à une évolution qui ne se faisait pas spontanément et pour imposer le partage de la citoyenneté entre hommes et femmes. Solennellement par la révision constitutionnelle, puis plus précisément, par la loi électorale du 6 juin 2000.
Cette remise en cause du modèle républicain universaliste, qui quelques temps auparavant était tout simplement impensable, peut apparaître comme une victoire posthume du mouvement féministe des années 70, rendue possible par un changement de conjoncture et une prise en compte finale des droits des femmes par les politiques. On peut aussi, paradoxalement, y voir un recul par rapport à la conception féministe, universaliste, de l’égalité des sexes, une consécration de la ‘valence différencielle des sexes’.[ii]
Du féminisme au mouvement pour la parité
Le mouvement féministe avait imposé la question des femmes comme question politique, mais la revendication d’une représentation égale des hommes et des femmes ne correspondait ni à sa conception politique, ni à sa réflexion sur l’identité féminine. Né dans l’après Mai 1968, le Mouvement de libération des femmes (MLF), partageait et prolongeait une conception exigeante de la démocratie, nécessairement directe. ‘Le personnel est aussi politique’, proclamait-il, faisant de celui-ci l’objet d’une lutte collective pour changer sa propre vie. Mais c’est du mouvement social qu’il attendait le changement, pas d’une présence accrue des femmes dans le système représentatif, patriarcal contre lequel il se battait. Les jeux politiciens, les enjeux électoraux apparaissaient dérisoires et le pouvoir méprisable. Il n’y eut donc ni revendication, ni stratégie pour imposer une meilleure représentation politique des femmes pendant cette période où le mouvement féministe a pesé sur la vie politique et sociale. Sans doute le mouvement français est-il resté plus longtemps que d’autres en Europe attaché à cette conception radicale, pris dans le modèle révolutionnaire qui fait l’exception française.[iii] C’est parce que le mouvement féministe est sorti du champ balisé de la politique traditionnelle qu’il a imposé la prise en considération des questions considérées comme non politiques: l’avortement, la contraception, les violences contre les femmes, les rapports sociaux entre les sexes. Mais le rejet de la ‘politique politicienne’ a aussi conforté la méfiance spontanée des femmes l’égard des jeux masculins, et de fait contribué à les laisser aux hommes. C’est en ce sens qu’on peut imputer aux féministes une responsabilité dans l’absence de décollage de la représentation féminine en France.[iv] Neuf femmes à l’Assemblée Nationale en 1968, 18 en 1879, 34 en 1986, la progression est faible comparée à celle des autres pays d’Europe dans la même période. Avec 6% de femmes au Parlement en 1993, la France est dernière en Europe et au 72ème rang mondial.
Le mouvement des femmes a d’abord été une révolte contre l’enfermement dans des rôles prescrits et contre une définition des femmes à partir de leurs seules capacités biologiques. La lutte collective, où la libération individuelle coïncidait avec le combat commun pour changer la vie, invalidait les stéréotypes, et permettait de se reconnaître femme parmi les femmes, mais *aussi* femme à découvrir.
Dans cette quête d’identité fusionnaient deux approches. La première, sociologique, avait retenu de Simone de Beauvoir que la ‘nature féminine’ est une construction sociale. Elle contestait les rapports sociaux, la bipartition des individus, la division et l’inégalité des sexes. Elle insistait sur l’unité du genre humain, et sur la liberté que devait avoir chacun/e de se définir hors des stéréotypes et des catégories. L’autre ‘tendance’ privilégiait la distinction des sexes et la revalorisation du féminin. Refusant la définition par les hommes d’une féminité enfermée dans une complémentarité subordonnée, elle voulait faire advenir une ‘autre femme’ par un travail sur soi, et une nouvelle lecture de la psychanalyse. La spécificité féminine était donc revendiquée, chargée d’une valeur subversive par rapport au système patriarcal et à son ordre symbolique. Ainsi le pouvoir des femmes se donnait-il à imaginer comme un ‘im/pouvoir’, ni symétrique, ni inversé, mais hétérogène au pouvoir mâle’.[v]
L’ambiguïté par rapport à la différence des sexes est, sans doute, inévitable pour le féminisme, qui est à la fois un combat au nom des femmes comme groupe, et pour les faire advenir comme individu. Lorsque l’utopie qui avait présidé au jaillissement du MLF au début des années 1970 s’est défaite, ne sont restées que deux impasses: naturalisme et sociologisme. Car on ne peut pas –me semble-t-il– comprendre la différence des sexes en soi, indépendamment de l’histoire et des rapports sociaux; mais on ne peut pas non plus en faire une pure production sociale, sans autre fondement que l’oppression.
L’identité féminine a pourtant été bouleversée avec la maîtrise de la procréation, la conquête de l’autonomie professionnelle, l’évolution des modèles familiaux et sexuels. La frontière s’est estompée entre le monde masculin et le monde féminin. Mais le noyau dur de la répartition n’a pas été atteint: les femmes restant principalement en charge du domestique, les hommes conservant l’essentiel du pouvoir, notamment politique. Et la réalité, masquée par l’idéologie ‘post-féministe’ des années 1980 est finalement réapparue au grand jour. L’inégalité est flagrante, quantifiable dans les différences de salaire, de statut social, et particulièrement dans une représentation politique qui est la manifestation la plus visible de l’exclusion des femmes.
Si un mouvement pour la parité dans la vie politique, a pu émerger dans la société française des années 1990, c’est que la situation n’était plus la même, que l’espoir de changer la vie avait été déçu, que la politique était redevenue un domaine limité, séparé; que la démocratie représentative s’imposait, faute de mieux. Le retard de la France en matière d’égalité des sexes sur la scène politique apparaissait alors comme un scandale, exigeant des explications historiques et un traitement politique. Près d’un siècle, on le sait, sépare en France le suffrage dit universel (1848) et le vote des femmes (Ordonnance du 21 avril 1944). L’exclusion des femmes du pouvoir et de la politique est récurrente. La loi salique écartait les femmes du processus de dévolution de la couronne au XIVème siècle. La Révolution a fait de même, alors qu’elle fondait une citoyenneté universaliste et individualiste. Elles ont été exclues à nouveau en 1848 d’un suffrage proclamé universel, malgré le rôle joué par des femmes dans la révolution qui l’avait imposé. Elles n’ont pas obtenu le droit de vote au début du XXème siècle, avec les Finlandaises et les Norvégiennes; pas même après la première guerre mondiale, comme les Danoises, les Allemandes, les Hollandaises, les Suédoises, les Américaines, les Britanniques…[vi]
Au delà des raisons historiques et circonstancielles qui ont joué à chacune de ces occasions, il faut comprendre la signification de cette démocratie exclusive. Pour Geneviève Fraisse cette exclusion a été mise en place de façon réfléchie, le mouvement virtuel de la démocratie s’arrêtant devant la différence des sexes par crainte d’une égalité qui tournerait à la rivalité entre hommes et femmes. Les femmes, associées et dissociées du processus démocratique, sont pour Jean-Jacques Rousseau ‘la précieuse moitié de la république’, citoyennes comme mères, éducatrices, mais laissant aux hommes la tâche symbolique de la loi et la fonction de représentation.[vii] Selon Pierre Rosanvallon c’est que le droit de suffrage en France est dérivé du principe d’égalité politique entre individus. L’accorder aux femmes aurait exigé de les reconnaître comme individu*s*. L’utilitarisme anglo-saxon s’accordait mieux avec une représentation des femmes en raison même de leur spécificité.[viii]
Le retard historique ne suffit évidemment pas à expliquer la situation cinquante ans plus tard. Il faut aussi incriminer le système politique et institutionnel, le mode de scrutin et la pratique du cumul des mandats, les pratiques oligarchiques des partis, une culture politique masculine, guerrière. Mais on ne peut se soustraire à la mise en cause de ce modèle universaliste de citoyenneté, qui ne fait aucune place aux femmes en tant que telles. Dès 1789, le féminisme a revendiqué l’égalité des droits, au nom de l’universalisme ‘inventé’ par la Révolution, des droits de l’homme et de l’unité du genre humain. Mais cette conception de la citoyenneté a aussi rendu plus difficile l’obtention du suffrage par les Françaises, comme l’a montré Pierre Rosanvallon. C’est encore au nom de ce principe universaliste que le Conseil constitutionnel a invalidé le 18 novembre 1982, une loi électorale adoptée à la quasi-unanimité, qui limitait à 75% la proportion de personnes du même sexe sur les listes aux élections municipales. Au prétexte de l’égalité des citoyens devant la loi, d’un ‘droit de vote et d’éligibilité’ ouvert dans des conditions identiques ‘à tous ceux qui n’en sont pas exclus’, le Conseil constitutionnel interdisait ‘toute division par catégorie des électeurs ou des éligibles’. La conception formelle de l’égalité interdisait tout progrès vers une égalité réelle.
Fallait-il continuer, au nom de l’universalisme, à revendiquer l’égalité entre les individus quelque soit leur sexe, ou bien fallait-il poser le dualisme de l’humanité, et exiger l’égalité entre les femmes et les hommes, les considérant comme deux entités distinctes et complémentaires? On voit apparaître l’idée de démocratie paritaire dans différentes instances de réflexion internationales: colloque ‘Pour une démocratie paritaire’ du Conseil de l’Europe en 1989, sommets européens ‘Femmes au pouvoir’ d’Athènes en 1992 et ‘Les femmes pour le renouveau de la politique et de la société’ de Rome en 1996 organisés par le réseau d’expertes ‘Femmes dans la prise de décision’ de la Communauté européenne. L’objectif de parité dans les instances de décision a aussi été affirmé par la Conférence mondiale sur les femmes, à Pékin en 1995.
La mobilisation autour de la parité en France est significative d’un changement de stratégie par rapport aux combats féministes des années 1970. A l’ambition initiale de perturber le champ politique, d’en déplacer les limites et les frontières, d’enrayer le mécanisme bien rôdé et bien huilé de la ‘politique des hommes’ se substitue une tactique qui semble à certaines régressive et opportuniste.[ix] Elle est le fait de plusieurs réseaux, structurés autour de femmes ayant participé au pouvoir et subi le machisme de la classe politique, et regroupant intellectuelles et militantes, pour construire la parité comme cause politique, soutenue par un large consensus d’opinions, au delà du clivage droite/gauche. Françoise Gaspard, qui a été Maire de Dreux, députée européenne (Partic socialiste ou PS), experte du réseau européen ‘Femmes dans la prise de décision’, a lancé le débat en publiant Au pouvoir citoyennes! Liberté, égalité, parité.[x] En 1994 avec Claude Servan-Schreiber, elle regroupe des associations féminines de diverses sensibilités dans le réseau ‘Demain la parité’.Yvette Roudy, ancienne Ministre (socialiste) des droits de la femme, organise une table ronde à l’Assemblée nationale le 8 mars 1993, pour le lancement de ‘L’Assemblée des femmes’ qui rassemble ‘des femmes de progrès’ et demande l’inscription de la parité dans la Constitution. Gisèle Halimi, Présidente de Choisir, était députée (apparentée PS), en 1982 quand elle a déposé et fait adopter la proposition de loi électorale que le Conseil constitutionnel a déclarée inconstitutionnelle. Elle a été ambassadrice auprès de l’UNESCO. En 1993, elle organise à l’UNESCO un colloque international ‘Femmes. Moitié de la terre, moitié du pouvoir’.[xi] Membre de l’Observatoire de la parité, c’est elle qui a présenté le rapport *de cet organisme* au gouvernement d’Alain Juppé en 1997. Le Réseau pour la parité de Monique Dental et Odette Brun est à l’initiative du ‘Manifeste des 577 pour une démocratie paritaire’ (signé par 288 hommes et 289 femmes), publié dans Le Monde du 10 novembre 1993, qui demande une loi pour parvenir à la représentation égale des deux sexes. La publication dans L’Express, en juin 1996 d’un ‘Manifeste pour la parité’, signé par dix femmes politiques, de droite et de gauche, est une grande première dans l’histoire politique française.[xii]
L’opinion publique, tous les sondages le confirment, est favorable à la parité. La notion est séduisante, simple, compréhensible. Elle n’entraîne pas les mêmes réticences que la notion de quotas qui fait des femmes un groupe vulnérable, inférieur. Elle a la force d’un slogan. En fait ‘l’opinion publique’ se prononce pour l’objectif poursuivi: une présence plus équitable des femmes dans la vie politique. Mais elle n’entre guère dans les débats qui divisent les spécialistes, sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre celui-ci, ou sur les principes éthiques et philosophiques qui les sous-tendent.[xiii] C’est entre les féministes d’abord, *et* entre les hommes politiques ensuite que se développe la controverse.
La parité dans le jeu politique
La liste conduite par Michel Rocard aux élections européennes de 1994 était composée à stricte égalité de femmes et d’hommes, dans une alternance presque parfaite. Cinq autres listes ont suivi cette initiative, dont celle des Verts qui avaient inscrit la parité dans leurs statuts dès leur création en 1988. Avec les élections présidentielles de 1995 s’ouvre une période électorale favorable, ‘les femmes s’imposent dans le débat présidentiel’, constate Le Monde. La place des femmes dans les assemblées élues est devenue un enjeu électoral. Chaque candidat, interpellé par des associations de femmes a dû prendre position. Robert Hue (Parti communiste) et Dominique Voynet (Les Verts) se sont prononcés pour une loi instaurant la parité. Le Conseil national des femmes françaises, comme Choisir l’avait fait en 1981, organise la compétition entre les principaux candidats. Edouard Balladur, sous l’influence de Simone Veil, propose une révision de la Constitution et un quota de 30 % de femmes pour les élections au scrutin proportionnel, afin de ‘forcer la nature’. Hostile au système des quotas, Jacques Chirac suggère la création d’un Observatoire de la parité et une modulation du financement des partis politiques pour les inciter à faire une place aux femmes. *Quant à* Lionel Jospin, il se déclare ‘prêt à faire avancer cette grande idée de la parité’ et insiste sur la nécessité de mettre un terme au cumul des mandats.
Elu, Jacques Chirac a en effet institué un Observatoire de la parité, mais celui-ci, à peine nommé, a dû assister sans réagir au remaniement ministériel par lequel le Premier ministre Alain Juppé se séparait de huit des douze femmes de son premier gouvernement. Cette décision fut du plus mauvais effet et contribua sans doute au rejet par l’opinion publique de ce gouvernement qui faisait si peu de cas des engagements électoraux. L’Observatoire de la parité, dont Roselyne Bachelot *était* rapporteure *à cette époque*, a cependant rendu en janvier 1997, le rapport de Gisèle Halimi sur ‘la parité entre les femmes et les hommes dans la vie politique’, et le Premier ministre Juppé, à l’occasion du 8 mars suivant, a tenu à l’Assemblée un débat sans vote, où il se déclarait favorable à des ‘discriminations positives’ temporaires, quitte à réviser la Constitution pour les permettre. Mais il n’envisageait celles-là que ‘dans les élections à scrutin de liste qui, seules peuvent se prêter aisément à une telle logique’. Les élections déterminantes de la vie politique nationale étaient donc exclues d’une proposition qui apparaissait bien timorée.
C’est pourtant les élections législatives anticipées de 1997 qui ont permis l’expérimentation. Lionel Jospin avait fait approuver par le *Conseil* national du PS sa décision de réserver un tiers des circonscriptions à des femmes. Le nombre de députées a presque doublé d’un coup. De 35 dans l’Assemblée dissoute, elles sont désormais 63; les deux tiers d’entre elles étant socialistes.[xiv] A droite les femmes ont été emportées par le reflux.
Le progrès était remarquable, et clairement dû au volontarisme du parti vainqueur. C’est avec la même méthode qu’un mois plus tôt, le New Labour de Tony Blair avait d’un coup doublé le nombre de femmes à la Chambre des communes. Dans la plupart des pays européens, la féminisation de la représentation politique est le résultat de règles que se sont donné les partis, pour répondre à l’exigence des femmes. En Allemagne, une forte mobilisation des femmes a imposé une pratique de quota chez les Verts puis dans le Parti social-démocrate. En Islande, les femmes ont créé un parti, qui a obtenu 10% des sièges en 1987. En Suède, il a suffi de la menace de créer un tel parti pour que les partis politiques s’ouvrent largement *aux femmes*. En France, il semblait impossible de faire de la place faite aux femmes dans les investitures et aux questions qui les intéressent dans les programmes des partis un argument électoral suffisant pour contrebalancer les avantages acquis. Et c’est par la loi que le changement a été mis en œuvre.
Le recours à la loi pour imposer une règle commune aux partis est une démarche inhabituelle. Seule la Belgique a limité, par la loi du 24 mai 1994, la prédominance de l’un ou l’autre sexe sur les listes électorale à deux tiers du total (mais sans imposer de règle concernant la place sur les listes). La Norvège, qui a institué des quotas par sexe dans ses commissions administratives locales, a formellement exclu leur application aux assemblées élues. En Italie, la Cour constitutionnelle a écarté les dispositions d’une loi de 1993 instaurant des quotas.[xv] Mais c’est en France une méthode fréquente que de recourir à la loi, égale pour tous, pour palier l’absence de changement conventionnel, et à une réforme de la Constitution pour surmonter le refus du Conseil constitutionnel.
Devenu Premier ministre, Lionel Jospin s’est engagé à inscrire dans la Constitution l’objectif de la parité entre les femmes et les hommes. Il a fait approuver par le Conseil des ministres et présenté au Parlement un projet de révision de l’article 3 de la Constitution. Il manifestait ainsi sa volonté de faire de la parité un symbole de la modernisation de la vie publique. Le Président Jacques Chirac, soucieux de ne pas apparaître en retrait par rapport à ce qui est une figure emblématique de cet enjeu commun et concurrent, a émis des réserves mais ne s’y est pas opposé.
Le débat politique et philosophique
Ce n’est ni entre les deux têtes de l’exécutif, ni entre la droite et la gauche que l’opposition est la plus vive. C’est d’abord les féministes, d’accord sur le constat et sur son caractère inacceptable, qui s’opposent sur les moyens, leur utilité, leur légitimité. Certaines, proches de l’extrême gauche, restent réticentes à l’égard de la représentation et de la politique professionnelle qui exclut la masse des citoyens.[xvi] D’autres refusent de payer un progrès vers l’égalité au prix de la liberté du suffrage.[xvii] Mais c’est surtout la consécration légale de la dualité des sexes qui choque les féministes universalistes, autant qu’elle heurte le modèle républicain. Faut-il ‘revendiquer le partage du monde commun au titre d’individu humain égal aux autres ou au titre de membre d’une communauté minorisée ?’ demande *préciser qui elle est* Françoise Collin.[xviii] La parité introduit l’idée que le peuple est sexué, que l’individu est d’abord homme ou femme et que cette altérité est incontournable, sinon naturelle. Aussi les féministes se divisent-elles elles à nouveau, avec une violence qui rappelle le vieux conflit dans lequel le MLF s’était fracassé. Le milieu féministe universitaire organise la confrontation entre les points de vue, pour et contre, à travers séminaires et revues.[xix]
Chez les politiques, l’opposition entre défenseurs d’une démocratie universaliste et partisans d’une démocratie paritaire est représentée symboliquement par deux couples. Lionel Jospin, Premier ministre, met celle-ci en œuvre, tandis que *sa femme* Sylviane Agacinski-Jospin défend dans les colonnes du Monde cette conception de la ‘politique des sexes’.[xx] De l’autre côté, Robert Badinter, Sénateur, ancien Président du Conseil constitutionnel, défend avec brio mais sans succès la conception ‘classique’ de l’universalisme républicain, dont *son épouse la philosophe* Elisabeth Badinter est par ses écrits une des épigones les plus reconnues.
Dans la ‘conception républicaine, le peuple français est composé de tous les citoyens français, à l’encontre desquels et entre lesquels aucune distinction ne saurait être faite’, plaide celui-ci. ‘La souveraineté, comme la République est un tout indivisible’. Mais conscient que l’état de choses existant est devenu inacceptable, il propose une alternative. Il est possible, soutient-il, d’imposer par la loi, ‘dès lors que la Constitution le prévoirait’ aux partis politiques de faire figurer sur les listes de candidats un nombre égal de femmes et d’hommes, et de susciter des candidatures de femmes pour les scrutins uninominaux. Ainsi l’objectif de la parité serait atteint sans qu’on touche au socle de la citoyenneté et à l’universalisme. Il faut certes réviser la Constitution, mais en son article 4, qui concerne le rôle des partis, auxquels incomberait la responsabilité.[xxi]
Les Sénateurs ont tendance à refuser les règles contraignantes, mais un nouveau consensus s’est mis en place auquel il est difficile de résister sans être soupçonné de s’opposer à la féminisation du monde politique et au progrès. Dès lors que le Premier ministre et le Président de la République se sont engagés dans la réforme, leurs camps respectifs la soutiennent. L’Assemblée nationale l’a adoptée à la quasi-unanimité, le Sénat fera de même, après avoir voté, selon la proposition de Robert Badinter, la révision de l’article 4. Les tenants d’une citoyenneté une et indivisible semblent définitivement appartenir au passé face à la supposée modernité de la démocratie paritaire. *Selon Le Monde,* ‘Robert Badinter, s’est retrouvé isolé parmi les siens, tandis que les sénateurs hostiles à la révision, ayant compris qu’ils avaient perdu la bataille ont déserté l’hémicycle’.[xxii] La révision constitutionnelle, ratifiée par le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 28 juin 1999, s’en tient au principe. Il prend acte du consensus sur l’objectif et ne tranche pas sur les modalités, et sur ce que le Professeur Georges Vedel considère comme le vrai débat, celui de ‘savoir jusqu’où, pour assurer l’égalité de fait entre les deux sexes, on peut limiter en droit la liberté des choix de l’électeur’.[xxiii] Ce sera au législateur d’arrêter *ces modalités*.
L’Observatoire de la parité hésite. Peut-on imposer à la fois la parité complète et la sanction radicale? Mais Lionel Jospin tranche ‘pour moi la parité c’est 50/50’. Le projet de loi électorale est présenté en Conseil des ministres le 8 décembre 1999 et à l’Assemblée nationale en première lecture le 25 janvier 2000, par un Ministre de l’intérieur qui ne cache pas qu’il le trouve excessif. Mais la majorité plurielle, loin de l’édulcorer, y ajoute des exigences sur la place des femmes sur les listes: alternance pour les scrutins à la représentation proportionnelle à un tour (élections européennes et sénatoriales des grands départements), parité par groupe de six pour les scrutins à la représentation proportionnelle à deux tours (notamment municipales pour les communes de plus de 3 500 habitants). A défaut, les listes seront déclarées irrecevables. Pour les élections parlementaires, au scrutin majoritaire uninominal à deux tours, les partis qui ne respecteraient pas la parité dans leurs investitures se verront imposer une pénalité financière. La loi électorale est promulguée le 6 juin et sera appliquée dès les élections municipales de 2001.
La parité est entrée dans la loi, même si le mot n’est pas écrit, avec une étonnante rapidité. Dès lors que le débat a quitté les lieux feutrés du débat intellectuel pour l’arène politique ou la controverse médiatique, l’avantage des partisan-e-s de la parité était irrésistible. Quelque soit la diversité de leurs positions, elles convergeaient vers un but identifiable et désormais clairement accessible. Celles et ceux qui s’opposaient à la réforme en marche, qui objectaient au principe de la parité au nom de l’égalité étaient atomisés, peinaient à se concerter et à forger des regroupements. Ils n’avaient aucune solution équivalente à proposer. Leurs réticences ont été qualifiées d’arguties d’intellectuelles coupées des réalités, et disqualifiées.
Deux sexes, égaux et différents: la victoire du sens commun
L’idée l’a emporté qu’une société composée pour moitié de femmes devait être représentée par une Assemblée comprenant autant de femmes que d’hommes. Et que les femmes apporteraient à la politique des qualités et des valeurs qui lui font défaut. En effet, elles sont aisément créditées d’être ‘plus proches des gens’, plus consciencieuses, moins technocratiques.[xxiv] La rhétorique de la différence apportait de l’eau au moulin de la parité, en promettant une rénovation de la vie politique par l’apport des ‘qualités féminines’. Celles-ci sont très naturellement référées à la différence biologique: ‘[e]lles seraient forcément différentes puisqu’elles donnent la vie. De cette puissance génitrice découlerait tout le reste’.[xxv] Il est difficile de résister à ces lieux communs, et à l’extrapolation du biologique au politique. D’ailleurs, les militantes de la parité, pour réfuter tout danger de dérive ‘communautariste’, argumentent que les femmes ne sont pas une catégorie, ni une communauté: ‘[e]lles sont l’un des deux genres dont s’est construite l’humanité’.[xxvi] Voici le ‘genre’ pris dans une métaphore biologique, tandis que le couple hétérosexuel est posé en modèle pour la parité. Eliane Viennot propose de remplacer les scrutins uninominaux par des scrutins ‘binominaux’, où les partis seraient tenus de présenter ‘un tandem composé d’un homme et d’une femme’.[xxvii] Ce n’est donc pas en tant qu’individu libre et égal que les femmes trouveraient leur place dans la vie politique, mais comme moitié d’un couple.
L’insistance sur la différence et la complémentarité entre les sexes est habituelle à droite, et on ne s’étonne pas de la trouver chez *des femmes ayant siégé dans des gouvernements de droite* comme Monique Pelletier ou Simone Veil. De même Dominique Voynet proclame ‘qu’hommes et femmes sont différents et que cette différence est un élément positif’.[xxviii] Plus prudentes, les signataires (femmes politiques de droite et de gauche) du ‘Manifeste des dix pour la parité’, n’évoquent pas de différences entre les sexes, mais dénoncent un modèle politique, qui identifie celui-ci au masculin et renvoie les femmes dans l’ordre de la nature.
Le triomphe de la parité semble aller de pair avec une résurgence de l’idéologie de l’inné,[xxix] un dépassement du féminisme beauvoirien *qui prône* ‘on naît fille ou garçon, on devient femme ou homme’. La différence sexuelle est une donnée naturelle que les sociétés interprètent diversement’, écrit Sylviane Agacinski.[xxx] Et elle donne à celle-ci un statut politique ‘[l]a figure humaine doit être celle d’un couple… La mixité a une valeur fondamentale, universelle, éthique autant que biologique’.[xxxi] Cet étayage de la parité, note *la philosophe* Françoise Duroux ne peut manquer de faire consensus, ‘car il caresse l’opinion dans le sens du poil, hommes et femmes confondus, féministes exclues’.[xxxii] De fait la position féministe en faveur de l’égalité de tous les êtres humains, indépendamment de leur sexe, ne fait plus recette. Elle requière une pensée réflexive critique, une rupture avec le sens commun d’une différence perceptible et valorisée. Elle est considérée comme relevant d’un féminisme radical, donc marginal et dépassé.
Le mouvement féministe des années 1970 avait porté sur la politique et sur la définition traditionnelle de l’identité féminine un regard critique et novateur. La revendication de la parité, vingt ans plus tard, manifeste que l’utopie n’a plus cours. Elle demande le partage d’un pouvoir qu’elle n’espère plus changer, entre les hommes et les femmes, sans plus mettre en question ces catégories. C’est autour de cet objectif précis qu’a été construite la mobilisation en faveur de la parité, avec un admirable savoir-faire politique: structuration d’un groupe de pression et de réseaux d’influence, à travers les instances européennes et différents secteurs de la société, élaboration et défense d’un concept dans le débat intellectuel, stratégies d’alliances politiques, usage des occasions électorales et des concurrences politiques, utilisation des médias pour toucher l’opinion publique et construire un rapport de forces politique.
La réussite est le fruit d’une campagne savamment menée. Il faut cependant s’interroger sur la relative facilité avec laquelle la classe politique a accepté le partage de la souveraineté, sa division entre deux groupes de citoyens. Se serait-elle ralliée à une conception ‘moderne’ de la représentation des groupes, si étrangère au modèle ‘classique’, républicain, qui depuis si longtemps est son credo officiel, et qu’elle continue à revendiquer avec une grande vigueur dans d’autres domaines?[xxxiii]
En fait la parité apparaît plus comme une exception faite à la règle universaliste que comme un abandon de ce modèle. Il faut dire que l’exclusion des femmes constituait une sévère mise en cause de celui-ci. On aurait pu, comme le proposaient des féministes égalitaristes, faire de la mise à l’écart des femmes (et de bien d’autres groupes sociaux) un problème politique, mettre en cause le fonctionnement de la démocratie, des partis, de la culture guerrière de la politique en France. La réponse de la parité a évité de poser de telles questions. Comme elle a évité de mettre en question la division des sexes, permettant d’accepter l’égalité entre les sexes, pourvu que ce fut dans les termes d’une différence universelle.
La parité l’a emporté, au nom d’un universalisme enfin ‘concret’, l’universalisme d’une humanité faite de deux moitiés complémentaires. Joan Scott avait souligné cette contradiction du modèle républicain pris entre deux universalismes: universalisme affiché des droits de l’homme, universalisme non-dit de la différence des sexes.[xxxiv] La parité permet de résorber le premier dans le second. Et d’aboutir, après plus de deux siècles de combats féministes, à un nouvel avatar de ‘l’égalité dans la différence’, cette idéologie proposée aux femmes dans les années 1960 et contre laquelle s’était révolté le mouvement féministe.
[i] MOSSUZ-LAVAU, J., ‘Parité : pour que la mariée soit plus belle’, Le Monde (25 janvier 2000), p. 19.
[ii] LAGRAVE, R. M., ‘Une étrange défaite, la loi constitutionnelle sur la parité’, Politix 51 (**), p. 114.
[iii] PICQ, F., ‘ Le MLF exception française ou modèle ?’, in Y. COYEN et F. THEBAUD ? F. (eds.), Féminismes et identités nationales (Programme Rhône-Alpes Recherches en Sciences humaines, 1998).
[iv] SINEAU, M. , ‘Quel pouvoir politique pour les femmes ? ‘, in F. Gaspard (ed.), Les femmes dans la prise de décision en France et en Europe (L’Harmattan, 1996).
[v] ‘D’une tendance’, Le Torchon brûle 3 (Journal ‘menstruel’ du Mouvement de llibération des femmes, sans date, vers 1972).
[vi] PERROT, M., ‘Les femmes et la citoyenneté en France’, in A. LE BRAS-CHOPART et J. MOSSUZ-LAVAU (eds.), Les Femmes et la politique (L’Harmattan, 1997).
[vii] FRAISSE, G., ‘La démocratie exclusive : un paradigme français’, Pouvoirs 82 (1997).
[viii] ROSANVALLON, P., _Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France_, (Gallimard, 1992).
[ix] DUROUX, F., ‘Parité ? On connaît la chanson’, in Le piège de la parité, arguments pour un débat, (Paris, Pluriel, Hachette Littératures, 1999), p.165-166. Cet ouvrage rassemble les principaux arguments contre la parité, publiés dans la presse nationale ou des revues féministes (ou restés inédits).
[x] GASPARD, F., SERVAN-SCHREIBER, LE GALL, A., Au pouvoir citoyennes ! Liberté, égalité, parité (Seuil, 1992).
[xi] HALIMI, G., (ed.), Femmes. Moitié de la terre, moitié du pouvoir. Plaidoyer pour une démocratie paritaire, (Gallimard, 1994).
[xii] BARZACH, M., BREDIN, F., CRESSON, E., GISSEROT, H., LALUMIERE, C., NEIERTZ, V., PELLETIER, M., ROUDY, Y., TASCA, C., et VEIL, S., ‘Le Manifeste des dix pour la parité’, L’Express (6 au 12 juin 1996), p. **
[xiii] PISIER, E., ‘Universalité contre parité’, in Le Piège de la parité, p. 15 ; HEINICH, N., ‘Les fins, les moyens, les principes : trois lignes de clivage’, in Le piège de la parité, p. 144.
[xiv] Les femmes représentent 30% des 256 députés socialistes. Il y a cinq femmes sur 37 députés communistes et trois parmi les 8 élus verts ; aucune au Mouvement des citoyens ni au Parti radical-socialiste. Il n’y a que 5 femmes parmi les 140 députés RPR, 7 sur 109 à l’UDF (Parité-Infos 18, juin 1997).
[xv] HOCHEDEZ, D., et MAURICE, C., ‘Règles et réalités européennes’, Pouvoirs 82 (1997).
[xvi] Comme Danièle Kergoat, Michèle Riot-Sarcey, Josette Trat, Eleni Varikas ou Michèle Le Doeuff. Voir leurs écrits dans Politis-La Revue (avril 1994), Projets féministes 4-5 (février 1996) et Nouvelles Questions féministes 16 (2) (1995) ainsi que dans Le piège de la parité.Voir aussi la polémique dans l’atelier ‘Place des femmes dans la vie publique’ des Assises nationales de mars 1997, En avant toutes, Les Assises nationales pour les Droits des Femmes, (Le temps des cerises, 1998).
[xvii] DHAVERNAS, O., ‘La parité, enfant bâtard de la SOFRES et du suffrage’, in Le piège de la parité, p.184 .
[xviii] COLLIN, F., ‘La parité : une autre démocratie pour la France ?’, Les Cahiers du GRIF 47 (**), p. **, n. 47.
[xix] PICQ, F., ‘“Un homme sur deux est une femme”, les féministes entre égalité et parité (1970-1996)’, Les Temps Modernes 593 (avril-mai 1997).
[xx] AGACINSKI-JOSPIN, S., ‘Citoyennes, encore un effort…’, Le Monde (** juin 1996); AGACINSKI, S., Politique des sexes (Seuil, 1998).
[xxi] BADINTER, R., Séance au Sénat du 26 janvier 1999, in Le piège de la parité, p.36.
[xxii] Le Monde (6 mars 1999).
[xxiii] VEDEL, G., ‘La parité mérite mieux qu’un marivaudage législatif !’, Le Monde (8 décembre 1998), cité dans Le piège de la parité, p. 27.
[xxiv] Sondage SOFRES 9-10 mai 1997, enquête de J. MOSSUZ-LAVAU et A. DE KERVASDOUE, Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres (Odile Jacob, 1997).
[xxv] BELLOUBET-FRIER, N., ‘Sont-elles différentes?’, Pouvoirs 82 (1987), p. 59.
[xxvi] VIENNOT, E. , ‘Parité : les féministes entre défis politiques et révolution culturelle’, Nouvelles questions féministes 16 (1) (1995), p.77.
[xxvii] VIENNOT , E., ‘Pour un scrutin bi-nominal’, Libération (18 avril 1994), p. **.
[xxviii] VOYNET, D., citée par L’Express (6 au 12 juin 1996), p. **.
[xxix] VIRUEGA, J., ‘Inné et acquis : Chassé, le naturel revient-il au galop ?’, Regards 65 (février 2001).
[xxx] AGACINSKI, S., Politique des sexes, p. **
[xxxi] Ibid., p. **
[xxxii] DUROUX, F., ‘Parité? On connaît la chanson’.
[xxxiii] Notamment à propos de l’évolution du statut de la Corse ou dans le débat sur l’Europe, la République reste l’idéal mis en avant par tous.
[xxxiv] SCOTT, J., La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme (Albin Michel, 1998).