Article publié dans Féminisme et identités nationales, sous la direction de Y.Cohen et F.Thibaud, Lyon, 1998
Au cours des années 60 et 70, un mouvement féministe nouveau a déferlé sur le monde occidental. Partie des Etats Unis, cette « deuxième vague » a touché l’Europe de proche en proche. La Grande Bretagne, le Danemark, les Pays-Bas, la France et l’Allemagne, puis l’Italie, la Belgique.. L’Espagne, le Portugal ont dû attendre un contexte plus favorable avec le mouvement de démocratisation.
Dans l’enthousiasme des débuts, on a mis l’accent sur la communauté d’analyse et de perception entre ces mouvements « de libération des femmes », sur ce qui les distinguait de ceux qui les avaient précédés. C’est ainsi que le n° spécial Partisans « Libération des femmes années 0 ».[1]. tissait les textes fondateurs du MLF en croisant articles américains et français. Mêmes thèmes, mêmes préoccupations, mêmes argumentations ; mêmes contradictions aussi de part et d’autre de l’Atlantique entre marxisme et féminisme, féminisme radical ou socialiste. Chaque mouvement s’inscrivait pourtant dans un contexte national avec ses traditions, son tempérament. Il y apportait son style, son génie, ses enjeux particuliers. Il y connaissait succès et difficultés propres selon les équilibres politiques, les réactions des institutions ou de la société. Le nouveau mouvement des femmes s’est ainsi décliné en autant de versions.
Pour comprendre l’histoire du Mouvement de libération des femmes en France, il faut l’inscrire dans ce qui fait l’originalité de notre culture politique nationale. Le MLF en effet apparaît tout à la fois comme un modèle, exprimant la quintessence du féminisme des années 70 et comme un cas particulier, une sorte d’exception sinon de ratage. Ne serait-ce pas que les principes qu’il a développés à la suite d’autres mouvements s’inscrivent avec plus ou moins de bonheur dans notre identité, prise entre la volonté d’exprimer l’universel et des dysfonctionnements exceptionnels ?
Un nouveau mouvement de femmes
Si le mouvement des femmes s’est diffusé si vite, c’est qu’il avait partout les mêmes causes et éveillait les mêmes espoirs ; qu’il partageait une même culture.
Issue du mouvement de révolte de la jeunesse du baby-boom contre une société bloquée dans ses contradictions et infidèle aux idéaux démocratiques qu’elle proclamait, la nouvelle vague du féminisme pouvait s’appuyer sur les acquis de la précédente qui avait conquis l’égalité des droits, l’accès à l’éducation et aux professions et dont elle mesurait les limites.
Elle reprenait à son compte les conceptions politiques du mouvement de 68, contestait l’ordre établi et prônait la libération, la démocratie directe, la spontanéité. Mais elle se constituait en conflit avec les groupes dont venaient les militantes, réagissant à la façon dont les femmes -et leurs problèmes- y étaient marginalisées.
Les nouveaux mouvements de femmes, note Drude Dahlerup .[2]. se distinguent de ceux -précédents ou concurrents qui revendiquent l’égalité des droits ou l’amélioration de la « condition féminine » et cherchent à faire progresser celles-ci en faisant pression sur le pouvoir pour en obtenir des réformes. Cette tactique nécessite en effet une organisation nationale, un certain degré de professionnalisme et de respectabilité. La nouvelle génération féministe au contraire, se situe résolument « en dehors du système » dont elle n’attend rien, en dehors des lieux de décision qu’elle ne cherche pas à influencer. Elle puise sa force, sa créativité dans cette extériorité qui lui permet d’inventer une autre vision des femmes et des rapports entre les sexes. A l’idée d’égalité avec les hommes elle préfère celle de libération de toutes les oppressions. Les structures souples, décentralisées qu’elle se donne excluant toute hiérarchie pour rester au plus près des individu-e-s correspondent bien à cet objectif de libérer la parole de chacune, de lui permettre de se construire dans la lutte, selon l’idée que « le personnel est politique ».
Prolongeant les conceptions politiques de 68, les mouvements de femmes s’en démarquent aussi. Au nom des principes communs, ils dénoncent la « division sexuelle du travail militant » et les rapports de pouvoir qui perdurent dans le mouvement révolutionnaire, la supériorité que s’attribuent les militants -au prétexte qu’ils possèdent la théorie- sur les autres, les femmes, les ouvriers, les masses… Ils mettent au contraire l’accent sur l’expérience individuelle, sur le vécu, considérés comme seule source légitime de connaissance. Il faut « partir de soi ». Nul ne peut parler à la place des autres, penser pour les autres. Il appartient aux seuls opprimés d’analyser l’oppression et de déterminer les moyens de lutte. C’est entre elles que les femmes découvrirons les racines communes de leur oppression. La lutte de chacune pour sa propre libération coïncide avec le mouvement de libération des femmes.
Presque partout l’acte fondateur du nouveau mouvement des femmes a été la « non-mixité ». Même si celle-ci n’est pas théorisée, résultant d’une situation de fait ou d’un conflit, elle est toujours une découverte pour les militantes. Une parole plus facile, un sentiment de solidarité. L’échange d’expériences montre que les mêmes problèmes sont vécus par toutes et qu’il ne s’agit pas de fatalité, de destin naturel mais d’une situation construite -historiquement et socialement- et donc susceptible de modifications volontaires. Les femmes se perçoivent désormais comme un groupe social, avec des intérêts communs, face à celui des hommes et les rapports entre les sexes deviennent des rapports sociaux.
Cette conception s’accorde bien avec le marxisme, doctrine politique dominante dans l’après Mai 68. Et le féminisme radical a pu développer sur son modèle une théorie politique de l’exploitation des femmes dans le « mode de production patriarcal ». Mais ce marxisme hétérodoxe s’opposait avec force aux tenants patentés de la théorie pour lesquels seule compte la lutte des classes, celle de la « prolétaire du prolétaire » étant éternellement secondaire. Et le féminisme a pu s’opposer avec succès à cette prétention à détenir une vérité supérieure.
Le MLF, version française du féminisme
A l’intérieur de ce schéma général, chaque mouvement s’est inscrit dans un contexte national, avec ses traditions, son tempérament. Quelles sont les particularités du mouvement en France ?
Claire Duchen est bien placée pour en parler, parce qu’elle l’a étudié de près, le comparant avec celui qu’elle connaissait Outre-Manche. Les féministes françaises, dit-elle, ont la réputation de prêter une plus grande attention à la théorie qu’à la pratique, de passer plus de temps à définir les termes du débat qu’à en trouver les solutions pratiques. Cette réputation, note-t-elle, s’inscrit bien dans la culture française, qui met la philosophie au programme des lycées et accorde une grande importance à la vie intellectuelle. Cela présente des avantages, mais aussi les inconvénients qui vont avec : le débat intellectuel a été plus rigoureux, plus riche qu’ailleurs, le mouvement français a été le plus introspectif et réflexif sur son propre développement ; mais plus qu’ailleurs il a conduit à des clivages profonds, sur la question de la différence comme sur celle du rapport à l’Etat. Les féministes françaises ont aussi été plus lentes que les Britanniques à mettre en place des réseaux, des refuges pour femmes battues, violées etc.[3].
Le contraste « théoricisme »/ pragmatisme est classique. Il doit pourtant être nuancé. En effet -et Claire Duchen y insiste- il est souvent mis en exergue pour opposer un modèle américain (plus ou moins général) à celui (plus exceptionnel) auquel a été donné aux Etats Unis le nom de « french feminism » ; celui-ci étant illustré par la pensée de trois femmes écrivains dont la relation au mouvement des femmes en France est pour le moins ambiguë.[4]. et dans laquelle le féminisme français ne se reconnaît guère.
L’opposition entre ces deux modèles emprunte largement à la caricature. Caricature de l’intellectualisme français pour les Américaines, caricature inverse pour les Françaises, car l’anti-américanisme est un ciment puissant de l’identité française. La France, on le sait, est le pays occidental qui, à gauche surtout, cultive l’anti-américanisme et, prétendant au leadership de la résistance à l’américanisation de l’Europe, revendique l' »exception culturelle ».[5].
Cet anti-américanisme s’est largement exprimé dans un courant du MLF, en même temps que l’anti-féminisme. Dès 1970 celui-ci opposait à l’exemple américain une conception plus politique, plus élitiste, tandis que la filiation avec le mouvement américain était soulignée ailleurs.[6]. En 1972, organisant une rencontre d’été, Psychanalyse et Politique cherchait à « faire émerger une dimension européenne dans les mouvements de femmes ». Plus tard, dans Des femmes en mouvement, l’antiaméricanisme ne connaîtra plus de limites, le féminisme américain étant purement et simplement considéré comme une manifestation de l’impérialisme : « dans les pays d’Amérique latine, c’est le féminisme américain qui a exercé ce genre de violences contre les femmes (arracher le voile, pousser les femmes au travail) ».[7].
C’est pourtant bien, en France comme ailleurs, la valorisation de l’expérience personnelle et le dédain subséquent de la théorie qui ont fondé le mouvement des femmes. Pour les militantes, expliquait J.K, dans un texte où chacune pouvait se retrouver, le cadre théorique serait « une forme de refuge dans les idées », qui leur ferait sauter l’étape essentielle « de l’expérience et de la révolte personnelle », et donc rater le mouvement des femmes. Comme Caroll Hanisch, J.K mettait en doute la supériorité des militantes dotées de conscience politique sur les femmes « apolitiques » qui sont restées plus près de leur révolte spontanée.[8].
Il n’y a donc pas sur ce point d’opposition entre le mouvement français et les autres ; plutôt une démarche parallèle dans des contextes assez différents.
En effet, pour comparer les mouvements féministes il ne suffit pas de les regarder les uns par rapport aux autres ; il faut replacer chacun dans son contexte national. C’est ainsi seulement qu’on pourra comprendre le mouvement français, si idéal typique parfois qu’il apparaît comme un modèle du féminisme des années 70 ; si particulier ailleurs qu’il fait figure d’exception. Ses réussites, ses échecs peuvent s’expliquer par des contradictions entre des principes, adoptés à l’exemple des mouvements anglo-saxons et les particularités de la culture politique française. Mais aussi par la reproduction du modèle français, avec ses grandeurs et leurs revers.
Le MLF en contradiction avec le modèle français
Sur certains points le féminisme des années 70 était en décalage avec les valeurs dominantes de la société française. Ainsi de la non-mixité, adoptée avec d’autant plus de passion qu’elle avait un parfum de scandale ; mais qui de plus heurtait la conception universaliste de l’identité française.
Le combat féministe en France s’était généralement confondu avec une revendication de mixité sociale, d’intégration des femmes au droit commun. Les féministes de la Belle Epoque appréciaient particulièrement le patronage des grands hommes : Léon Richer, Victor Hugo, René Viviani, Jean Jaurès… Le MLF, comme les autres mouvements des années 70 est né de cette décision fondatrice d’exclure les hommes. Décision intolérable pour les militants révolutionnaires ainsi rejetés dans le camp des oppresseurs, et qui ne trouvèrent d’autre riposte que de tenter d’interdire par la force et l’injure sexiste la réunion des femmes entre elles.[9]. Décision insupportable pour beaucoup de femmes, animées du désir d’aider les hommes à changer pour construire avec eux de nouvelles relations. Décision scandaleuse enfin pour l’opinion publique orchestrée par la grande presse. Celle-ci a d’abord forgé des féministes une image terriblement caricaturale, qui s’est ensuite diluée devant l’incontestable succès du Mouvement. Mais très vite le rejet est revenu, avec une nouvelle argumentation. Le féminisme passé aurait été une bonne chose, pour les femmes comme pour l’ensemble de la société qui s’était modernisée ; mais les féministes qui n’acceptaient pas ce progrès comme but ultime, qui prônaient une « guerre des sexes » à l’instar des Américaines étaient à la fois ringardes, ridicules, aigries et dangereuses pour cet art d’aimer qui est au cœur de la « singularité française ».[10].
La « non-mixité » instaurait une division de la société en deux catégories opposées, en dépit de l’universalisme qui fonde la démocratie française. La cohésion nationale repose sur l’intégration de chaque citoyen, elle se fabrique par la réduction des différences (de langue, de savoir, d’origines, de cultures. Cette conception a toujours eu du mal à appréhender la différence des sexes (valorisée au contraire comme garantie de l’attirance entre eux). C’est pourquoi elle l’a si longtemps rejetée dans l’ordre de la nature ou du privé excluant du même coup les femmes de la citoyenneté.[11]. Et le féminisme avait autrefois revendiqué l’accès des femmes à l’universel. Il lui fallait désormais gérer la contradiction entre universalisme et particularisme, affirmer tout à la fois la spécificité et l’appartenance au genre humain : « Un homme sur deux est une femme ». Pris dans le débat sur l’identité des femmes, identité essentielle ou produit d’un conditionnement social, le MLF n’a pas su tenir les deux termes de la contradiction. Il s’est divisé, déchiré en dénonciations réciproques et caricaturales : croisade anti féministe de Psychanalyse et politique pour qui le féminisme tendrait à intégrer les femmes dans le modèle masculin universel, réaction anti-essentialiste des féministes allant parfois jusqu’au tabou de la différence des sexes.
On retrouve aujourd’hui cette difficulté dans le débat sur la parité. Il est possible ailleurs de revendiquer une représentation équitable des femmes au nom du particularisme, de l’expérience propre des femmes.[12]. C’est impossible en France, non seulement parce que la jurisprudence du Conseil Constitutionnel interdit de faire des catégories d’éligibles, mais aussi parce que bien des féministes répugnent à une argumentation qui mette les femmes en dehors de l’universel.
Les clivages en France ont été sur cette question comme sur d’autres beaucoup plus profonds et plus destructeurs qu’ailleurs. Même si les mêmes contradictions existent partout entre radicalisme et réformisme, entre féminisme radical et socialiste, entre féminisme et féminitude, entre lesbianisme et hétérosexualité, même si des scissions se sont produites, elles n’ont nulle part mené à un éclatement du mouvement interdisant toute action commune. C’est là l’envers du modèle révolutionnaire : on aime le débat d’idées au détriment de l’union nécessaire, on préfère les choix clairs aux compromis qui obscurcissent. Avec la politisation du privé, le MLF a importé ces exigences dans les choix personnels, rendant difficile sinon dramatique la mise en commun des vécus individuels ; ce qui explique les difficultés qu’ont connu les groupes de conscience dans un pays où la politique est une lutte entre le bien et le mal.
Le MLF expression de « l’exception française » ?
« Du fait d’une histoire à nulle autre pareille, marquée par l’essor précoce de l’Etat et parsemée de révolutions, la France, jusqu’à une date récente, a occupé dans le concert des nations une place singulière, qu’elle a voulue exemplaire. Nous avons une façon d’orchestrer nos drames nationaux, de célébrer nos passions contradictoires, d’ériger nos bizarreries en formules politiques qui a toujours suscité à la fois l’admiration et l’agacement des observateurs étrangers.[13]. »
François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon résument ainsi ces particularités qui donnent son style à la vie politique française. Dans quelle mesure celles-ci permettent-elles de comprendre les traits du Mouvement de libération des femmes, partie inséparable et spécifique du mouvement des femmes des années 70 ?
Ayant forgé son identité sur un idéal universaliste, la France se propose au reste du monde comme modèle. Elle énonce les règles pour l’humanité entière : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) complétée à la Libération par les principes « particulièrement nécessaires à notre temps » qu’elle inscrit dans sa Constitution de 1945. Les Constitutions de l’après-guerre, de l’après fascisme consacrent les mêmes normes. Parmi celles-ci, l’égalité dans tous les domaines que la loi garantit aux femmes. Il était temps ! La contradiction devenait insupportable entre cette prétention à incarner un modèle et l’incompréhensible retard à reconnaître les droits des femmes.
En effet le modèle français comporte une énigme en ce qui concerne les femmes. Une discordance étonnante entre un principe intellectuel : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », et sa traduction concrète. Le féminisme y trouve sa source, comme exigence théorique. La faiblesse du mouvement social fait contraste avec cette force idéologique. Et l’histoire des femmes en est marquée. La pensée féministe est riche, imaginative ; elle inscrit l’exigence de dignité dans chaque nouvelle conception politique et la prolonge souvent jusqu’à ses ultimes conséquences. Mais le mouvement social, prompt à exploser à chaque occasion, à profiter des vacillements du pouvoir est plus rapide encore à s’évanouir et laisse disparaître jusqu’au souvenir des luttes. Ne restent alors que quelques acquis attribués au mouvement irrésistible de l’histoire.[14].
Le MLF fait partie de cette histoire, même s’il l’a superbement ignorée, même si l’influence internationale a été plus immédiatement perceptible qu’une tradition méconnue. La tradition révolutionnaire dont il héritait lui donnait une place de choix, en faisait un modèle pour l’ensemble du mouvement qui partout s’inscrivait dans la perspective révolutionnaire ouverte par le mouvement de 68.
Le Mai français est une référence pour les mouvements étudiants du monde parce que la crise y a été plus aiguë, plus spectaculaire, les mots d’ordre plus joyeux. Parce qu’il a entraîné un mouvement social et fait trembler le régime le plus autoritaire que la France ait connu depuis longtemps. Mieux qu’ailleurs il a exprimé le caractère festif de la contestation et -aidé par la tolérance sociale- il a pu gérer la crise, ne pas franchir le point de non-retour. Le MLF en a repris le style spectaculaire et provocateur, la transgression ludique, l’humour corrosif, l’insolence, la dérision pour défier les pouvoirs établis, de préférence sous l’œil des caméras de télévision. Le succès est venu couronner le rire.
Dans une perspective révolutionnaire, le MLF a forgé une utopie messianique. Refusant la soumission à un prétendu réalisme, il ne transigeait pas avec le système, ne négociait pas quelques améliorations « des conditions de détention.[15]« , mais voulait tout chambouler. Pas de libération des femmes sans abolition du capitalisme et du patriarcat, sans effacement de la bipolarisation des sexes. Mais celle-là entraînerait la libération de l’humanité toute entière, l’oppression des femmes étant considérée comme la matrice de toutes les autres.
Parmi les règles adoptées suivant l’exemple des mouvements anglo-saxons, certaines trouvaient place d’évidence dans les traditions françaises. La démocratie directe, la défiance à l’égard de la représentation, de la « délégation de pouvoir » ont-elles théoricien plus convaincant que Jean-Jacques Rousseau pour qui la souveraineté ne peut se déléguer sans s’aliéner ? Comment mieux rendre hommage à celui-ci qu’en prolongeant sa pensée dans l’idée qu' »on ne peut pas libérer un autre ; il faut qu’il se libère ». L’antiparlementarisme aussi trouve ses lettres de noblesse dans les traditions du mouvement social en France, de l' »allemanisme » au syndicalisme d’action directe.
Le plus grand acquis du féminisme des années 70, en France comme ailleurs, est sans conteste la libéralisation de l’avortement, au nom du « droit de disposer de son corps ». Tous les mouvements ont poursuivi cet objectif, avec des succès divers ; mais nulle part la campagne n’a aussi bien mobilisé la société, mis en scène l’affrontement avec l’Etat jusqu’à la victoire finale, entraîné une redistribution globale des forces politiques. C’est que -même si les mots qui n’étaient pas de mode n’ont pas été prononcés- cette campagne trouvait ses marques dans les combats traditionnels de la société française : liberté individuelle contre autorité de l’Etat, défense de la laïcité. C’est ainsi que la lutte féministe a pu entraîner des femmes mais aussi des hommes, obtenir le soutien de médecins, des partis de gauche, des démocrates, des libéraux, des modernistes ; même si ces alliances n’avaient pas été clairement sollicitées, même si elles ont été dénoncées. Car on rencontre ici un des points d’achoppements du MLF qui est aussi un des revers du modèle français : l’intolérance, l’inaptitude au compromis le disputent à l’ambivalence dans la relation à l’Etat.
Un seul modèle politique est totalement légitime en France : la Révolution, qui fournit à la vie politique des styles oratoires, des modes de pensée, des représentations ; qui donne le goût du tout ou rien, valorise la rupture, la table rase. L’espérance du grand soir se double d’une phobie du réformisme.[16]. La réforme est vue comme l’antithèse de la révolution. En effet, dans le feu de l’action, donc au moment où le modèle trouve à s’épanouir, penser réforme c’est déjà imaginer la retombée du mouvement, c’est échanger l’espoir révolutionnaire contre la perspective tiède d’un changement progressif, accepter l’intégration au système, la soumission à ses exigences, à ses raisons. Nulle part comme en France l’influence réformatrice des associations féminines respectables n’a été à dédaignée par le nouveau mouvement des femmes.[17]. Nulle part l’Etat n’a été à ce point dénoncé et sollicité en même temps. En France, on l’a souvent noté, tout conflit met en jeu et en mouvement les institutions politiques et tout en les contestant réclame leur arbitrage. C’est l’Etat qui a forgé la nation et incarne sa cohésion, qui a institué le social.[18]. D’où l’ambivalence à son égard de ceux pour qui il est à la fois un ennemi et la clé du changement social. Baignant dans la culture contestataire, extraparlementaire de Mai 68 sans échapper au jacobinisme, le MLF s’est aussi livré à ce double jeu de dénonciation des institutions et d’attentes à leur égard. Une position de principe fièrement revendiquée : on ne négocie pas un juste droit, pas de loi sur notre corps, nous n’avons pas à acheter le droit de disposer de nous-même ; mais dans la provocation obligeant « le pouvoir » à réagir, à prendre en considération les exigences du Mouvement. Des réformes ont eu lieu, jamais suffisantes bien sûr, jamais conformes à nos attentes et qu’il était facile alors de dénoncer comme « récupération » de la lutte des femmes. C’est une véritable stratégie -plus ou moins consciente- de récupération qui était mise en œuvre. Ainsi le Mouvement pouvait-il exercer une influence certaine tout en gardant son intégrité idéologique. Mais ce qui avait été d’une grande efficacité pendant la phase dynamique s’est révélé ensuite pernicieux. Tout contrôle était impossible sur les choix institutionnels et le Mouvement a été totalement marginalisé.
La plupart des mouvements féministes se sont également constitués en dehors du système et dans la contestation des valeurs dominantes. Ce qui ne les a pas empêché d’adapter ces principes initiaux aux évolutions, d’accepter que leurs idées soient absorbées par la société ou leurs leaders intégrées dans les institutions.[19]. Mais il semble qu’existe en France une sorte de loi d’inertie idéologique qui interdise de reconnaître les changements de stratégie réels. De la même façon que le Parti socialiste n’a jamais fait de « congrès de Bad Godesberg », le MLF n’a pas su faire son deuil de l’espoir révolutionnaire et passer du radicalisme au réformisme.
Le MLF, exception française ou modèle ?
Le mouvement français nous apparaît bien comme un modèle du féminisme des années 70. Plus pur qu’ailleurs il a développé la tradition révolutionnaire dont il avait hérité et y est resté fidèle quand d’autres mouvements, plus pragmatiques se drapaient moins dans les grands mots pour faire plus sûrement progresser la place des femmes dans la société. Mais n’est-ce pas là justement que réside l’exception française : dans l’incapacité à se détacher du modèle que d’autres pourront assouplir, dans le divorce entre les principes -pour lesquels on se bat- et les réalités qu’on préfère ne pas voir ?
[1]–Partisans, Libération des femmes année zéro, juillet-septembre 1970.
[2]-Drude Dalherup, « Introduction », The New women’s Movement, Sage, 1986, p.7.
[3]-Claire Duchen, Feminism in France, From May 68 to Mitterrand, Routledge and Kegan Paul, 1986 et « Introduction » à French connections, voices from the women’s movement in France, Hutchinson, 1987.
[4]-Claire Moses a montré dans ce colloque le rôle de certains départements de Women’s Studies dans la fabrication d’un modèle qui ne correspond pas du tout au féminisme en France. C’est pour rétablir l’équilibre en montrant à un public anglo-saxon la diversité du féminisme en France que Claire Duchen a édité French connections, une anthologie de textes féministes français ; avec les difficultés qu’elle relate dans l’introduction.
[5]-Voir Michel Winock, « L’anti‑américanisme français », in Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil, « Points Histoire », 1982.
[6]-Certaines Françaises ont connu le féminisme aux Etats Unis ; c’est sur son modèle qu’elles ont lancé le MLF avec des Américaines qui vivaient à Paris. Le numéro de Partisans porte cette marque. La tendance qui deviendra « Psychanalyse et politique » rejetait le féminisme et ne voulait pas d’un mouvement de masse de femmes « à l’américaine ».
[7]-« Capitalisme, impérialisme, féminisme… ERA yes », Des Femmes en mouvements, n°1, octobre 78.
[8]-J.K, « Les militantes » ; Caroll Hanish, « Problèmes actuels : éveil de la conscience féminine, Le « personnel » est aussi « politique »,Partisans « Libération des femmes, année zéro« , n°54-55, juillet-octobre 1970.
[9]-Cette réunion historique en mai 1970 à l’Université de Vincennes, où des militants cherchaient à empêcher une réunion « non-mixte » au nom de la Révolution dont ils s’instauraient les seuls juges a fait beaucoup pour promouvoir la nécessité de la non-mixité (« Contre le terrorisme mâle, la Révolution fera le ménage », L’Idiot International, juillet-août 1970).
[10]-Mona Ozouf, Les mots des femmes, Essai sur la singularité française, Fayart, 1995. Cet ouvrage se révèle en parfaite adéquation avec l’air du temps, où l’antiféminisme peut se résorber dans l’anti-américanisme. Cf Françoise Picq, Introduction à « Le féminisme, une redéfinition des identités », in Ephésia, La Place des femmes, Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, La Découverte, 1995.
[11]-Pierre Rosanvallon a montré comment l’universalisme à la française constituait un obstacle au suffrage féminin, tandis que la conception utilitariste anglo-saxonne admettait mieux la représentation des femmes en tant que femmes. Le Sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, NRF Gallimard, 1992).
[12]-Cf Elisabeth Sledziewski, « Rapport sur les idéaux démocratiques et les droits des femmes », Séminaire Conseil de l’Europe, Strasbourg 6-7 novembre 1989. Hege Skjeie, « Du mouvement au gouvernement, l’intégration politique des femmes en Norvège », in ANEF, Pouvoir, parité et représentation politique, supplément au Bulletin de l’ANEF n°16, 1994.
[13]-François Furet, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, La République du centre, La fin de l’exception française, Calmann-Lévy, 1988, p.11.
[14]-Le meilleur exemple n’en est-il pas celui de Simone de Beauvoir affirmant en 1948 que le féminisme n’avait jamais constitué un mouvement autonome ? ou encore celui du MLF ignorant tout du passé et proclamant 1970 « année zéro » de la libération des femmes.
[15]-Féministes révolutionnaires, Le Torchon brûle, n° 5, p. 8.
[16]-Michel Winock, La Fièvre hexagonale, Les grandes crises politiques 1871-1968, Seuil, Points-Histoire, 1987.
[17]-Drude Dahlerup note la coexistence et l’action commune des deux branches du féminisme (Droits des femmes et Libération des femmes) dans la plupart des pays ainsi qu’une évolution vers une réduction progressive du fossé entre elles : « Introduction » à The New Women’s Movement, op. cit p. 8.
[18]-Pierre Rosanvallon, parle de l’Etat « Instituteur du social », L’Etat en France de 1789 à nos jours, Seuil, 1990.
[19]-Je renvoie encore une fois à l’introduction de Drude Dahlerup, déja citée.