On parle couramment aujourd’hui de « vagues » du féminisme. D’où vient cette métaphore des « vagues »? Quand s’est-elle imposée ? Pour quelles raisons et avec quelles conséquences ?
Je me suis posée ces questions, notamment concernant une « troisième vague », à partir de ma position et de mon expérience de féministe, militante de longue date et chercheuse ayant l’histoire du féminisme comme objet d’étude.
La division de l’histoire du féminisme en parties bien distinctes a un intérêt pédagogique certain, et je l’emploie moi aussi. Cela ne revient pas forcément à parler de vagues. Il y a tout lieu de penser, comme Françoise Thébaud, que « La métaphore des vagues féministes… possède sans doute une vertu vulgarisatrice, mais à condition de la nuancer. Car les vagues, mêmes si elles se succèdent dans le temps ne s’excluent jamais tout à fait ».
L’histoire du féminisme
Si la première publication du MLF était intitulée « Libération des femmes, année zéro », c’est que nous ignorions l’histoire du féminisme et que nous ne nous situions pas dans sa continuité. Le contexte de l’après Mai 68 était celui des luttes de libération : libérations nationales, sexuelle, libération de la jeunesse, libération des prisons, de l’asile. Se dire féministes a d’abord été une position particulière dans le MLF. La plupart acceptaient l’image repoussoir des féministes du passé, vieilles, aigries et surtout « bourgeoises ». C’est plus tard que l’histoire du féminisme a été entreprise par des militantes qui y cherchaient des réponses aux questions du moment.
Nous ne parlions pas de vagues du féminisme, nous découvrions des combats où nous nous reconnaissions et dont nous ne voulions plus que se perde la trace. En analysant le débat et ses protagonistes au début du XXe siècle, j’ai compris que cette notion de « féminisme bourgeois » avait été inventée par des femmes socialistes, souvent contre d’autres femmes socialistes. C’est qu’en effet, le féminisme posait un problème au schéma marxiste d’opposition entre bourgeois et prolétaires. Le féminisme était déclaré bourgeois parce qu’il prônait la solidarité entre les femmes en dépit de lutte des classes. Louise Saumonneau ou Suzanne Lacorre en France, Clara Zetkin en Allemagne rejetaient toute idée d’intérêts communs entre les femmes, par-dessus la division des classes. Tandis que d’autres comme Hélène Brion, Madeleine Pelletier, Marguerite Martin ou Lili Braun entendaient mener « de front les deux luttes, l’une pour l’émancipation des femmes, l’autre sur le terrain de la lutte des classes ». Je reste d’accord avec cette deuxième position.
Le féminisme auquel je m’intéressais, celui des féministes radicales au début du XXe siècle, dans ses conflits avec le mouvement ouvrier, ne correspondait pas du tout au modèle de la « première vague » que l’on caractérise généralement par la revendication de l’égalité juridique entre les sexes, exigence s’appuyant sur l’État dont il réclamerait la protection et l’intervention.
Plutôt qu’une succession de vagues opposées, je vois une continuité du féminisme et de ses enjeux, et des débats entre courants différents : il y avait un féminisme radical à l’époque. Et il y avait aussi un féminisme réformiste dans les années soixante-dix, en dehors du MLF.
Depuis quand parle-t-on de « vagues » du féminisme ?
Dans sa préface au Siècle des féminismes (2004), Michelle Perrot écrit : « la première vague revendique l’égalité des droits entre les sexes… la seconde vague des années 1960-1980, les années Mouvement de la libération des femmes, s’attache bien davantage à l’autonomie du sujet-femme, dans ses choix existentiels de tous ordres, professionnels et amoureux ». Elle concluait : « Que sera la prochaine vague ? »
Notre génération est devenue féministe sans connaître l’histoire précédente et nous n’avons jamais rencontré les « grand-mères » que nous avions choisies. Au contraire, les jeunes féministes d’aujourd’hui savent que nous existons. Elles se réfèrent à nous, se déterminent par rapport à nous, souvent en opposition. Nous les avons vues arriver avec bonheur. Les accueillant comme la relève, et personne ne parlait de troisième vague. En 2005, dans leur introduction au numéro spécial de L’Homme et la société intitulé « Féminismes, Théories, mouvements, conflits » Elsa Dorlin et Marc Bessin, se proposant de changer « le sujet politique du féminisme », écrivaient : « le féminisme français est clairement entré dans ce qu’on pourrait appeler sa troisième vague ». Deux numéros des Cahiers du genre suggéraient aussi des oppositions entre les générations. Bien des « anciennes » se sont senties attaquées injustement à travers un procès fait au MLF qui nous semblait infondé. Le féminisme des années 70 aurait postulé l’homogénéité de la classe des femmes et n’aurait pas pris en compte les autres rapports de pouvoir : classe ou « race ». Nous sommes plusieurs à avoir contre-argumenté.
Pour Diane Lamoureux, (« Y a-t-il une troisième vague féministe ? », Les Cahiers du genre, hors série 2006), il est difficile de considérer le féminisme d’aujourd’hui comme un mouvement social distinct de celui qui l’a précédé. Il n’y a pas de coupure temporelle ni de renouvellement thématique suffisants pour le justifier. D’ailleurs quand on regarde ce qui est mis sous la notion de troisième vague aux états-Unis, au Québec ou en France, c’est l’auberge espagnole.Les unes opposent le power feminism (femmes de pouvoir) au « féminisme victimaire ». Pour d’autres la troisième vague serait la dynamique d’institutionnalisation, (les politiques publiques d’égalité et le développement des Gender Studies). D’autres encore mettent en avant le postmodernisme et sa critique des identités sexuées. Ou encore le Black feminism (feminisme noir) et le féminisme du Sud, dénonçant le mythe de « la sororité » comme la domination des femmes occidentales blanches sur les autres, qui participerait au déni des différences de classe, de « race », de religion, de culture, d’orientation sexuelle, etc.
Je ne veux pas entrer dans ce débat. Il y a un désaccord. Marque-t-il une nouvelle vague qui va effacer la précédente ? Ou tout simplement une opposition de points de vue, de stratégies ? Se revendiquer d’une troisième vague est surtout un argument polémique, une façon de dévaluer l’autre position ; de l’enterrer. Pour affirmer un point de vue novateur, certaines fabriquent une image de la « deuxième vague » confinant à la caricature. Heureusement, toutes les jeunes féministes ne partagent pas ce point de vue. Comme le disent des jeunes féministes québécoises : « Nous croyons que « ce qui découpe le mouvement féministe, n’est ni le temps, ni les générations, mais bien les courants d’idées » (Mélissa Blais, Laurence Fortin-Pellerin, Eve-Marie Lampron, Geneviève Pagé, « Pour éviter de se noyer dans la (troisième) vague », dans Recherches féministes. 2007.)
*Françoise Picq est historienne, maître de conférences en science politique à Paris IX. Texte établi à partir d’une communication au colloque « Les féministes de la 2e vague, actrices du changement social » organisé à l’université d’Angers, en 2010.
La Revue du Projet, n° 15, mars 2012