Controverses féministes 2005

Table ronde CNDF : Nouveaux défis pour le féminisme, décembre 2005

Je voudrais pour commencer préciser la perspective dans laquelle je me situe : dire « d’où je parle » comme on disait dans le temps.

Je me définis comme « chercheuse féministe, ayant le féminisme pour objet d’étude », et cela impose des exigences particulières.

J’ai été, dans les années 70, féministe engagée, (plutôt que militante féministe ; le féminisme était un engagement de vie, qui remettait en question aussi le militantisme).

Très vite je me suis faite historienne du premier mouvement féministe, mais à partir de mon engagement.  Il s’agissait de démonter les stéréotypes fabriqués à propos de nos « grands-mères ». Je m’intéressais à celles qui annonçaient notre féminisme (féministes radicales à l’intérieur du mouvement ouvrier, néo-malthusiennes) et aux questions et débats qui retrouvaient une actualité (féminisme et lutte des classes, « féminisme bourgeois[1] » et anti-féminisme socialiste, solidarité entre les femmes par-dessus la division des classes).

Quand j’ai pris pour objet d’étude le Mouvement féministe dont j’avais été une actrice, il m’a fallu changer de posture épistémologique. Je cessais d’être une militante de ce mouvement pour en devenir une observatrice ; pour envisager le Mouvement dans sa globalité  et construire une analyse critique, j’ai posé sur lui un « regard un peu distant [2]».

Je me situe encore dans cette position de « chercheuse féministe, ayant le féminisme pour objet d’étude » par rapport au contexte d’aujourd’hui.  J’aborde les questions nouvelles  avec la volonté de comprendre plutôt que de choisir. J’essaye d’habiter les contradictions, comme dit Geneviève Fraisse ; alors que la pratique oblige à prendre parti. Cela correspond sans doute mieux à mon tempérament profondément conciliateur.

Je ne prétends pas à la neutralité ou à l’objectivité. Je prends parti pour ce qui s’inscrit dans une perspective féministe sur la longue durée, dans une histoire du féminisme, liée à l’histoire sociale, mais pas subordonnée. Comme dit Clémentine Autain : « Etre féministe aujourd’hui, c’est d’abord s’inscrire dans une histoire, celle des mouvements de lutte pour l’émancipation des femmes[3]

 

Féminisme ou féminismes ?

Quelques réflexions inspirées par l’introduction proposée au débat.

Doit-on parler aujourd’hui de féminisme au singulier ou au pluriel ? Il y a toujours eu des divisions dans le féminisme ; tout aussi profondes et blessantes. Celles d’aujourd’hui imposent-elles le pluriel ? Cela me semble un peu un faux débat. Qu’on mette l’accent sur la diversité ou sur l’unité, la réalité est la même, d’un féminisme à la fois profondément divisé et conservant une certaine réalité.

La question de la définition me paraît, au contraire, essentielle.

Quelle définition pouvons-nous donner du féminisme ? Y a-t-il un « noyau dur » et des « fondamentaux » du féminisme ? Y a-t-il une ligne de démarcation ? Faut-il se résoudre à dire qu’est féministe qui se réclame du féminisme ?

Doit-on définir le féminisme par l’auto-proclamation ou par la définition de « fondamentaux » ?  doit-on accepter l’autodéfinition ? Peut-on considérer qu’est féministe qui se dit féministe et n’est pas féministe qui ne se dit pas féministe ?

Il est difficile de ne pas tenir compte du ressenti. Pourtant on sait bien que le positionnement politique est un choix stratégique, qui peut avoir toutes sortes de raisons.             Quand il s’agit de construire des alliances, l’auto-proclamation ne peut suffire. Nous ne pouvons pas nous allier avec des courants  qui se disent féministes, mais dont la conception du féminisme blesse la nôtre. A l’inverse il y a des personnes ou des groupes qui ne peuvent se reconnaître dans ce terme déqualifié ou qui se couperaient de leur milieu en se reconnaissant féministes, et qu’on peut pourtant considérer comme tels.

Quels sont alors les critères ? Où est la ligne de démarcation ?

Même s’il me paraît impossible de trouver une ligne de démarcation, valable dans tous les contextes, je pense qu’on peut définir des critères pour apprécier les positions sur les questions qui nous divisent (ou nous ont divisées : la parité, la prostitution, le voile, la victimisation…). J’ai proposé dans un article pour la revue Cités[4] de distinguer l’essentiel du conjoncturel. L’essentiel étant ce qui permet que les femmes existent comme individues libres et égales et que le féminisme a conquis dans sa longue histoire cumulative. S’il est difficile de savoir avec certitude où est l’intérêt des femmes sur le moment, cela devient plus clair si on l’envisage sur la longue durée. Une position se révèle comme ayant –ou non- favorisé l’autonomie des femmes. La loi de 1920 n’a été considérée comme une « loi scélérate » que par une minorité de féministes. A la Libération, la politique familiale nataliste, accompagnée d’une promotion des droits de la mère, a entraîné le retour des femmes au foyer, et l’exclusion sociale.

Ce n’est que dans la durée qu’on peut distinguer l’essentiel du conjoncturel, selon ses résultats. On identifie alors les acquis des luttes féministes sur lesquels il ne faut pas céder. Acquis de la première vague : l’égalité des droits civils, les droits civiques,  le droit à l’éducation, le droit au travail ; acquis de la deuxième vague : le droit à disposer de son corps et à exister autrement que par des fonctions d’épouse et de mère. C’est en vertu de ce critère que je considère la République, la laïcité, comme des acquis indispensables au féminisme. C’est aussi pour cela que la position de Marcella Iacoub, qui met en question le droit des femmes à disposer de leur corps me paraît relever clairement de l’anti-féminisme.

 

Controverses et contradictions.

Geneviève Fraisse dit que le féminisme est aujourd’hui à l’ère de la controverse[5].

Eric Fassin va plus loin encore, qui voit le féminisme comme « le révélateur problématique de problèmes : la question féministe pose le doigt à l’endroit où, dans nos sociétés la réalité fait mal[6] ». Je suis d’accord avec ces points de vue. Le féminisme apporte des questionnements plus que des réponses. Et je m’intéresse plus à comprendre les controverses qui déchirent le féminisme qu’à défendre telle et telle position sur le voile ou la prostitution ; c’est le clivage en tant que tel qui me paraît significatif.

Il est évidemment plus facile de dire cela pour une chercheuse féministe que pour une militante. Pour agir, il faut choisir et nécessairement se situer d’un côté de la controverse. Mais si les chercheuses peuvent être utiles aux militantes, c’est bien en les déstabilisant et en les obligeant à prendre en compte la complexité des situations.

 

Je voudrais donc terminer en revenant sur la controverse de mars 2005, entre Ni putes, ni soumises et le Collectif national des Droits des femmes. L’échange des arguments est très révélateur d’un conflit de priorité, si on veut bien dépasser la polémique blessante et inutile de part et d’autre. Ce qui constitue le mouvement NPNS, c’est l’identité de filles  des quartiers (et de garçons qui les soutiennent), mobilisé-e-s  contre la régression de la situation des femmes, symbolisée par le voile et la remise en cause de la mixité. La laïcité est pour elles une exigence féministe,  qui permet aux femmes d’exister comme individu-e. La mixité, apprise à l’école, un acquis démocratique qu’il faut préserver. Je partage cette conception. Je comprends que la position du  CNDF leur soit apparue comme ambiguë, ménageant la chèvre et le chou, tandis que sa plateforme revendicative leur semblait noyer l’essentiel dans un programme politique dans lequel cette régression n’était qu’un problème parmi d’autres. Pour celles dont l’identité et la priorité sont construites autour de cette question, c’était comme une trahison du féminisme inavoué mais existentiel qui les anime.

A l’inverse le Collectif des droits des femmes se situe dans une perspective politique englobante, pour laquelle la lutte des femmes s’inscrit dans les combats du mouvement social. « Le CNDF ne prétend pas défendre le féminisme à travers une seule cause prioritaire au détriment de tout le reste, mais à travers la compréhension du  caractère systémique et global [7]» de la domination masculine. De fait, il mène une bataille sur deux fronts, récurrente dans l’histoire, pour développer la conscience politique à l’intérieur du féminisme et pour forcer la prise en compte de la question des femmes dans le mouvement social (socialiste ou communiste jadis, syndical, anti-libéral et alter mondialiste aujourd’hui).  Le CNDF est dans la lignée des féministes socialistes de la Belle époque et des féministes –lutte des classes des années soixante-dix. C’est une position que je respecte, qui me paraît indispensable dans le champ du féminisme. Mais le féminisme ne saurait y être tout entier contenu.

Le féminisme,  ou les féminismes,  est/sont  Un et multiple. Définir les contours du mouvement, les critères qui le définissent et les alliances possibles est un enjeu politique primordial, pour lequel il n’y a évidemment pas une seule réponse possible, mais une appréciation complexe et mouvante des situations et des choix.

 

Habiter les contradictions ne dispense pas de prendre position dans les controverses. Pour moi, aujourd’hui, la principale est celle qui se structure autour de la laïcité, de l’intégration, du modèle républicain. Je sais combien l’affirmation des principes permet le déni des réalités d’exclusion et de discrimination, et je comprends les réactions de rejet à l’égard d’un modèle qui ne tient pas ses promesses. Mais, en tant que féministe, je reste convaincue que la laïcité est ce qui permet (qui impose à l’occasion) que les femmes existent comme individues libres et égales.  Ce n’est pas gagné, mais c’est un horizon !

 

[1] F.Picq, « Le « féminisme bourgeois » : une -« Le féminisme bourgeois : une théorie élaborée par les femmes socialistes avant la guerre de 14 », in Stratégies des femmes, Tierce 1984.

[2] F.Picq « Si c’était à refaire » in F.Basch et alii, Crise de la société, Féminisme et changement, Ed Tierce – revue d’en face, 1991.

[3] C.Autain, « Rien n’est jamais acquis », Travail, Genre et Sociétés, N° 13/2005, Controverse « Etre féministe aujourd’hui »

[4] F.Picq, « Le féminisme entre passé recomposé et avenir incertain », Cités, n° 8, 2002.

[5] G.Fraisse, La controverse des sexes, PUF, Quadrige, 2001

[6] E.Fassin, « Un champ de bataille », in Travail, Genre et Société, déjà cité.

[7] Texte de présentation pour la commission « Féminisme » d’Alternatives féministes, 10-11 décembre 2005.